Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

Michèle Leduc

Physicienne, directrice de recherche émérite au CNRS, membre de l’Union rationaliste et rédactrice en chef de la revue Raison Présente

Les Cahiers Rationalistes
n°687

Cahier Rationaliste N° 687 Novembre – décembre 2023

Les personnels de la recherche face aux défis environnementaux

Suivi des commentaires de Denis Meuret et Guillaume Blanc

Michèle Leduc [1]

LA RESPONSABILITÉ DES SCIENTIFIQUES

 La société interpelle le scientifique et le politique sur les conditions de vie dans le domaine de la santé. À ces demandes se rajoutent des questions, très pressantes aujourd’hui, sur la qualité de l’environnement, avec des inquiétudes sur le changement climatique, la maîtrise d’une énergie décarbonée et le respect de la biodiversité. On attend du scientifique qu’il contribue à trouver des solutions, à proposer des initiatives et qu’il participe à l’élaboration d’une politique qui puisse satisfaire les objectifs de développement durable énoncés par l’ONU dans son agenda 2030.
Les chercheurs[2] contribuent largement à la définition de l’impact environnemental des activités humaines. Ainsi, pour le réchauffement climatique, la recherche scientifique a été mise à forte contribution pour aboutir aux conclusions du premier volet du dernier rapport du GIEC en août 2022[3]. Dans un souci de réflexivité et de responsabilité individuelle et collective, la communauté scientifique elle-même est appelée à repenser en profondeur d’une part ses pratiques, d’autre part ses finalités et ses valeurs, pour les mettre en cohérence avec l’ensemble des défis environnementaux auxquels la planète est aujourd’hui confrontée. Les directions concrètes à prendre pour l’ensemble des chercheurs font l’objet de tensions car elles ne font pas consensus. Se pose d’emblée la question de savoir si la recherche doit s’imposer des bornes. Compte tenu de l’urgence, l’environnement doit-il lui servir de boussole ? Faut-il désormais s’interdire toute recherche qui a ou peut avoir un impact environnemental négatif ? Comment articuler l’enjeu environnemental avec les injonctions a priori contradictoires d’excellence et de compétitivité de la recherche ? Le COMETS (Comité d’éthique du CNRS)   a récemment publié un avis[4] qui inspire en partie le présent article, affirmant que toutes ces interrogations doivent être appréhendées sous un angle non seulement scientifique ou politique mais aussi éthique.

DES PRATIQUES DE LA RECHERCHE À MODIFIER ?

L’institution CNRS dans son ensemble, à la suite d’un premier bilan de ses émissions de gaz à effet de serre en 2019, étudie un plan de transition bas- carbone pour l’ensemble de ses laboratoires. Les chercheurs sont pionniers dans le constat de la dégradation de l’environnement. On les croise souvent en première ligne pour appeler à l’action publique en vue de « sauver le climat » ou préserver la biodiversité : il est logique qu’ils soient partants pour modifier leurs propres pratiques professionnelles. Il y va de leur responsabilité personnelle et de celle de la communauté à laquelle ils appartiennent (leur laboratoire, leur organisme de recherche, leur université).

Le collectif « Labos 1poin5 »
En France, depuis mars 2019, un collectif intitulé « Labos 1point5 », devenu Groupement De  Recherche  (GDR)  depuis  juin  2021,  regroupe  des scientifiques d’horizons variés du secteur académique dans le but de coordonner des actions favorables à la préservation de l’environnement. Une enquête menée par ce collectif en 2020 indique que les personnels de recherche se disent majoritairement et de façon croissante « extrêmement » ou « très » préoccupés par le changement climatique. Il en ressort que la recherche doit, non seulement produire des connaissances sur la détérioration de l’environnement, mais aussi promouvoir des pratiques et des politiques innovantes, voire inspirer d’autres secteurs économiques.
Cette responsabilité impose des mesures au quotidien : acheter mieux et moins, optimiser les usages du numérique, limiter les déplacements et les missions, améliorer la performance énergétique des bâtiments, etc. Dans le cadre de l’enquête du GDR « Labos 1point5 » les instituts et les laboratoires de recherche sont incités à faire leur propre bilan carbone. Les situations sont très différentes selon les disciplines et le type de recherches menées, c’est pourquoi l’aide du GDR est très utile. Il est soutenu par les organismes CNRS, INRAe, INRIA et ADEME. Il fournit des outils pour que chaque laboratoire soit capable de mesurer (au moins approximativement) et caractériser son empreinte en termes d’émission de gaz à effet de serre. Le GDR a aussi l’objectif d’accompagner et de faciliter la mise en place de trajectoires de réduction au sein des laboratoires, par des méthodes qui sont loin d’être standardisées. Les leviers d’action sont à inventer, tant il est vrai que la réflexion sur le thème de l’environnement ne fait que débuter dans les laboratoires.

Discussion au Laboratoire Kastler-Brossel (LKB) à l’ENS
À titre d’exemple, je peux citer la discussion assez vive qui a animé en juillet 2023 la réunion annuelle de prospective de mon laboratoire le LKB.  Ce laboratoire poursuit des recherches expérimentales et théoriques dans  le domaine de la physique quantique. Les efforts à déployer pour réduire     à moyen terme son empreinte carbone ont été classés en trois secteurs   (les pourcentages sont évalués « à la louche ») : a) les coûts d’entretien de l’infrastructure (20 %) ; b) les déplacements (20 %) ; c) le coût-carbone du matériel d’expérience acheté dans le commerce (60 %) ; il a résulté de la discussion collective que les réductions possibles sont en fait assez limitées. Pour a) : la climatisation peut être limitée aux salles d’expérience et à la salle blanche, mais on ne peut arrêter le liquéfacteur d’hélium sauf à bloquer      la moitié des expériences à basse température. Pour b) : on peut imposer  un quota annuel de déplacements en mission, mais il ne faut pas brimer    les jeunes chercheurs qui ont besoin de visibilité et de contacts pour leur carrière ; de plus il faut aussi pouvoir continuer d’inviter des collègues étrangers pour stimuler les collaborations et la créativité. Pour c) : certaines économies peuvent être faites en réparant les appareils au lieu de les jeter et de les remplacer, ce qui redonnerait un plus grand rôle au travail dans nos ateliers de mécanique et d’électronique ; une autre idée est de mutualiser entre équipes et laboratoire des instruments qui ne servent que de temps en temps. Au total, le laboratoire LKB a conclu qu’une réduction de son empreinte carbone ne pourra pas dépasser 20 %, et ce au prix d’un effort pour modifier ses pratiques qui devra s’étaler dans le temps – sauf évidemment à changer de braquet sur ses programmes de recherche.

Des tensions face aux mesures à prendre
En réalité, dans les laboratoires, la mise en  œuvre  de  mesures effectives à prendre pour limiter l’empreinte carbone des activités suscite des interrogations, voire des oppositions, comme ce fut le cas au LKB. La  pertinence de la préservation de l’environnement comme boussole orientant la recherche est questionnée. Pour certains, l’ampleur et la nature des efforts à consentir dans leurs pratiques quotidiennes sont contraires à la recherche d’excellence qui doit motiver tout chercheur et à laquelle poussent les organismes qui les financent. Ainsi au LKB il leur paraît absurde que les meilleures équipes, à la pointe mondiale des avancées fondamentales dans le domaine des technologiques quantiques, aient à se passer de l’oscilloscope haute fréquence dernier cri nécessaire pour aboutir plus vite aux meilleurs résultats face à la concurrence internationale.
Pour d’autres au contraire, la réflexion s’oriente dans une autre direction : ils considèrent que la recherche ne pourra répondre aux défis environnementaux que si elle repense son modèle aujourd’hui trop « productiviste ». Sont vivement critiquées la course incessante aux contrats de recherche et aux invitations dans des conférences internationales, l’injonction à publier de plus en plus d’articles si possible dans les revues les plus prestigieuses, la compétition frénétique et meurtrière entre équipes concurrentes. Est aussi questionné  le recours à de grandes infrastructures de recherche requérant une énergie abondante supposée sans limites, tels les grands accélérateurs comme ceux du CERN, ou encore les missions spatiales dont le coût-carbone est exorbitant.

DES SUJETS DE RECHERCHE À REMETTRE EN CAUSE ?

La responsabilité du chercheur est engagée au-delà des limites à imposer à ses pratiques. Face aux défis de l’environnement il est légitime qu’il se pose la question de la pertinence du choix de son sujet de recherche, voire pour chacun de continuer sur sa lancée. Au point, pour nombre de chercheurs, d’envisager de changer de domaine de recherche ou même de métier pour se consacrer à l’urgence climatique. Un article du Monde de 2022 rapporte les cas de ces chercheurs en neurobiologie, chimie, aéronautique, qui se sont laissé tenter par la « bifurcation écologique »[5].

Le génial mathématicien Alexandre Grothendieck n’avait-il pas, lors d’une conférence au CERN en 1972, sonné l’alarme : « Allons-nous  continuer la recherche scientifique ? ». Il avait quitté en 1968 son poste à l’IHES (Institut des Hautes Études Scientifiques) après avoir découvert que cet Institut prestigieux recevait des financements de la Défense. Abandonnant en même temps abruptement les mathématiques, il s’était alors consacré quelques années à un petit groupe intitulé « Survivre et vivre » destiné aux luttes antimilitaristes et antiracistes, mais aussi à la sauvegarde de la planète : toutes les idées qui ont ensuite fondé les bases de l’écologie étaient déjà   là, et parmi elles le CO2, les déchets nucléaires, et même le réchauffement climatique, pourtant guère débattu à cette époque.

Des recherches trop coûteuses
Sans aller à de tels extrêmes, la prise de conscience croissante des grands défis va impliquer des choix cruciaux pour les chercheurs. Une première question est posée par le coût financier de certaines recherches fondamentales. Ainsi les missions spatiales, déjà mentionnées plus haut pour leur coût-carbone, sont aussi des gouffres à dollars. Les vols habités sont particulièrement concernés. Prenons l’exemple de la conquête spatiale de la Lune. Nous sommes alors en pleine guerre froide. À la suite de l’envoi par l’Union soviétique en 1961 du premier homme dans l’espace, les États-Unis déposent un homme à la surface de la Lune le 21 juillet 1969 avec la mission Apollo 11. Le coût global du programme  s’élève  à  environ  200  milliards de dollars (actualisés 2019). Notons qu’aujourd’hui les programmes de la NASA sont repartis à la hausse pour envoyer des vols habités vers la planète Mars : certes il s’agit de prestige plus que de science et de considérations géopolitiques face à la puissance de la Chine, avec des profits escomptés pour les grands magnats de l’espace. Moins évident, on peut être surpris du très maigre bilan qui vient d’être fait des avancées scientifiques obtenues avec l’ISS (la station spatiale internationale) bientôt démantelée : seulement quelques résultats significatifs sur la physiologie humaine en microgravité ont été recueillis, pour un budget européen annuel de 300 millions d’euros depuis plus de 20 ans (et 150 milliards de dollars de budget total international depuis le lancement). On peut aussi se poser la question de l’urgence de  construire des accélérateurs de particules toujours plus grands, compte tenu des larges incertitudes actuelles de la physique théorique au-delà du modèle Standard. Il importe de rappeler à ce stade que les budgets de la recherche sont intrinsèquement bornés, pour les institutions comme pour les équipes et les chercheurs individuels.

Des recherches à risques

D’autres considérations s’imposent dans les choix des thèmes de recherche. Certains travaux font courir par leurs applications des risques de dérapage potentiellement dangereux pour l’homme et la planète[6]. On peut penser, comme nous l’a rappelé l’interrogation sur les sources de la récente pandémie de Covid, aux expériences dites de « gain de fonction » en bio- ingénierie visant à faire évoluer des virus vers des formes plus pathogènes. Notons qu’en France le nombre des laboratoires d’expérimentation en bio-ingénierie de haute sécurité (de niveau dit P3 et P4) n’est même pas comptabilisé !
Des conséquences imprévisibles sont aussi à envisager pour les méthodes de la géo-ingénierie du climat par ensemencement de l’albédo avec de fines particules, destiné à diminuer le rayonnement du Soleil arrivant au niveau de la Terre. On sait le danger du déploiement de telles méthodes, surtout à grande échelle, pour « sauver le climat »[7] : leurs effets collatéraux prévisibles sont catastrophiques, et surtout elles ne peuvent fonctionner que si elles sont maintenues en continu, au risque de dégrader irréversiblement le bleu du ciel en cas d’interruption. La recherche se poursuit pourtant dans bien des laboratoires dans le monde, y compris en France, sur une telle modification radicale du climat de la planète. Dans d’autres domaines, comme la biologie de synthèse, sans même mentionner l’intelligence artificielle en pleine ébullition, les recherches prennent des chemins dont nul n’est capable de prédire où ils vont conduire à moyen et long terme.
Le champ des sciences humaines et sociales est aussi concerné par des risques d’un autre type que font courir leurs recherches. On pense par exemple à des travaux qui corrompent la société qu’ils analysent (en sociologie), ou qui détériorent irréversiblement l’objet même de leur étude (en archéologie), ou encore qui peuvent mettre en danger tant les chercheurs que les groupes humains étudiés (en ethnologie). On ne peut pas non plus ignorer toutes    les recherches malveillantes mises au service de théories complotistes à travers des réseaux sociaux, qui inventent et déversent volontairement de fausses  informations  et  contribuent  à  répandre  l’idée  que  l’écologie  est « punitive ». Les partis politiques de droite et d’extrême droite s’y emploient dangereusement. Mais c’est une autre question…
En résumé, on manque d’éclairage sur les conséquences pour l’environnement de bien des recherches, d’autant plus imprévisibles que   les réglementations ne sont pas toutes écrites (par exemple sur l’intelligence artificielle) et que les questionnements éthiques sont bien souvent en suspens.

FAUT-IL ET PEUT-ON ARRÊTER LA RECHERCHE ?

La liberté de la recherche est la valeur à laquelle tous les chercheurs sont fondamentalement attachés. Leur mission et leur responsabilité première est d’approfondir le champ des  connaissances  du  monde  dans  lequel  nous vivons pour le plus grand bénéfice de la société, selon le code de la recherche en droit français[8]. Tout nouvel acquis de connaissances est la fierté de l’humanité. Il paraît donc difficile de restreindre la recherche au prétexte qu’elle pourrait conduire à des utilisations néfastes des découvertes. Mais si on ne peut pas et on ne doit pas arrêter la science, c’est à condition d’être conscient des implications que les découvertes peuvent avoir sur la société, et de prendre en conséquence les mesures qui s’imposent.

La liberté de la recherche fondamentale
La liberté de la recherche est statutaire dans le monde académique en France. Le sénateur Pierre Ouzoulias a affiché récemment son souhait de    la faire inscrire dans la Constitution française. Elle est un privilège que ne possèdent pas les chercheurs dans beaucoup de pays de non-droit et même dans des pays dits démocratiques où l’État abuse de son pouvoir (pensons aux restrictions que Donald Trump  a tenté d’imposer aux recherches sur     le climat). La responsabilité du chercheur est indissociable de la liberté intellectuelle nécessaire pour qu’il puisse prendre des risques, condition de la vraie créativité. Il doit avoir assez d’autonomie pour poursuivre ses propres hypothèses et exploiter ses intuitions. Rappelons que les grandes découvertes conceptuelles se sont généralement développées sur la base de la curiosité et de la liberté d’explorer un champ nouveau.
Un exemple célèbre est celui du positron, antiparticule de l’électron prédite par Dirac en 1928 puis mise en évidence expérimentalement en 1932, qui a donné naissance, des décennies plus tard, au PET scan (Tomographie par Émission de Positrons), une puissante méthode d’imagerie médicale en trois dimensions pour contrôler l’activité métabolique d’organes. Un autre exemple est celui de la relativité générale d’Einstein, qui a utilisé les outils  de calcul développés cinquante ans auparavant par Riemann pour résoudre des problèmes purement mathématiques. Or on ne saurait se passer de la relativité pour la réception des signaux par le GPS ! Et le laser n’a pas été découvert en 1960 pour rectifier la cornée ou lire les cartes à puce mais     est issu des travaux de physiciens sur l’interaction lumière-matière pendant plusieurs décennies. Par ailleurs, il peut y avoir des cas où des découvertes totalement imprévues font la gloire de certains chercheurs par sérendipité, comme pour la pénicilline par Fleming en 1928. De telles découvertes sont  le fait d’esprits ouverts et bien préparés, le plus souvent par une pratique de la recherche libre de contrainte. Notons pour clore ce plaidoyer que bien des résultats de recherche fondamentale peuvent se révéler a posteriori comme des solutions à des questions qui n’étaient pas posées.

Le nécessaire contrôle collectif
Mais qui doit exercer le contrôle de la recherche et de ses applications au regard des défis de l’environnement ? Le chercheur apporte à la communauté les résultats de ses études et génère le progrès. Il peut, par sa réflexion, participer aux débats que suscitent ses découvertes, considérant que sa responsabilité est de ne pas abandonner à d’autres le soin de l’usage qui en est fait. Il est d’ailleurs le plus souvent à même de proposer les mesures de vigilance, de prudence et de surveillance que peuvent requérir ses découvertes. Toutefois, la recherche est en général le fait d’une action collective et non pas d’un seul individu. Les chercheurs, les experts du domaine, les sociétés savantes, les organismes et institutions de recherche ont la responsabilité d’évaluer les risques et les bénéfices potentiels de la recherche conduisant à des technologies sensibles, en concertation avec les politiques et si possible les citoyens. À cet égard, la mise en place depuis peu de conventions citoyennes sur des questions diverses (la vaccination, le climat, la fin de vie…) dans le cadre du Conseil Économique Social et Environnemental est une avancée démocratique de responsabilité partagée.

On peut espérer qu’ainsi soient mieux compris et acceptés les mesures ou les outils appropriés à mettre en œuvre en cas d’une innovation dont il n’est pas possible de calculer le risque à court ou moyen terme : réflexion éthique et réglementation par le droit, installation d’un moratoire, mise en jeu du principe de précaution. À propos de ce principe, qui a été instauré justement pour préserver l’environnement des risques non encore avérés pour le futur résultant de nouvelles technologies, notons qu’il est souvent invoqué à tort et utilisé comme un principe d’interdiction, alors qu’à l’origine son sens était d’appeler à plus de recherche pour préciser et évaluer les risques non avérés en question.

EN GUISE DE CONCLUSION

 Pour conclure cet article sur la responsabilité des scientifiques, j’appelle l’attention des lecteurs sur les réflexions du MURS (Mouvement Universel  de la Responsabilité Scientifique), fondé il y a près de 50 ans par le prix Nobel de médecine Jean Dausset et actuellement présidé par Jean Jouzel[9].  La conviction de Jean Dausset est aussi la nôtre à l’Union rationaliste : Toute nouvelle connaissance est une libération, toute ignorance est une limitation car il ne faut pas confondre la connaissance qui est le propre et l’orgueil de l’homme avec l’utilisation bénéfique ou dangereuse des connaissances.

 Le 23 septembre 2023

  1. Michèle Leduc est physicienne, directrice de recherche émérite au Laboratoire Kastler- Brossel (LKB) à l’École normale supérieure. Elle a été membre du COMETS (comité d’éthique du CNRS) de 2012 à
  2. Dans le reste de cet article, par souci de simplicité, nous désignerons par « chercheurs » tous les personnels de la recherche, hommes et femmes, de statut permanent ou contractuel.
  3. Voir les contributions de Michel Henry dans les Cahiers Rationalistes n° 682, janvier 2023.
  4. COMETS avis 2022-43
    https://comite-ethique.cnrs.fr/avis-du-comets-integrer-les-enjeux-environnementaux-a-la-conduite-de-la-recherche-une-responsabilite-ethique/
  5. Voir David Larousserie « Ces chercheurs tentés par la bifurcation écologique », Le Monde 27 juin
  6. Cette question fera l’objet du dossier n° 228 de Raison Présente en décembre
  7. Voir l’article de Stéphane Foucart dans Le Monde du 29 mai 2022 : « Climat : Certaines des technologies envisagées pour maintenir habitable la Terre relèvent du cauchemar ». Voir aussi Catherine Jeandel « Débat sur la géo-ingénierie » Cahiers Rationalistes Mars- avril 2023 n° 683.
  8. Voir aussi la Recommandation concernant la science et les chercheurs de l’UNESCO, établie pendant la guerre froide et révisée en
  9. Voir sur le site du MURS (http://murs.fr) les textes publiés pendant plusieurs décennies par la revue du MURS « Sciences et devenir de l’homme », qui reprend depuis peu ses livraisons sous le titre « Les nouveaux cahiers du MURS »

> Commentaires <

Introduction

L’article de Michèle Leduc a été très favorablement reçu par les membres du groupe « Transition écologique et rationalité », aussi ai-je souhaité qu’il soit publié sur le site de l’Union Rationaliste avec quelques commentaires (impossible de publier tous les commentaires et toutes les remarques) et une réponse de Michèle Leduc. Ainsi, tous les adhérents pourront se forger leur opinion sur un sujet complexe, que l’auteure a su exposer brillamment en quelques pages, en posant des questions essentielles ; dans les débats futurs autour du projet « Manhattan » pour la transition écologique, il sera pour nous une référence.

Marc Thierry (coordinateur du groupe « Transition écologique et rationalité »)

Un commentaire de Denis Meuret

En tant qu’ancien membre de Survivre et Vivre, je ne peux que trouver des mérites à l’article de Michèle Leduc… 

Cet article apporte des informations peu connues sur le coût effarant et l’utilité scientifique ridiculement faible des programmes spatiaux. Il nous appelle probablement à raisonner en termes de coûts/ avantages plutôt qu’en terme de coûts (écologiques, s’entend) : je veux dire que, par rapport à cette gabegie stratosphérique, militer pour une réduction de l’effort de recherche me semble une version particulièrement néfaste de l’appel à la décroissance. 

Ceci dit, et par ailleurs, serait-il possible de préciser en quoi la sociologie peut avoir des effets néfastes du point de vue de l’article ? Que certaines recherches sociologiques soient répétitives et de ce fait consomment inutilement des ressources est sûr, mais au-delà ? 

Plus généralement, si en effet toute connaissance est une libération, il me semble possible de considérer l’efficience (résultats scientifiques/ coût) de la recherche comme un indicateur de vertu écologique. Certains écologistes croient que toute distanciation par rapport à une logique productiviste, libérale, etc. de la recherche est un progrès de la logique écologique mais je crois qu’ils se trompent.

Bien cordialement,

Denis Meuret

Réponse de Michèle Leduc

Les domaines des sciences humaines et sociales impliquent d’autres types de risques tels ceux d’une recherche qui corrompt la société qu’elle analyse (en sociologie) ou qui détériore irréversiblement l’objet même de son étude (en archéologie ou en ethnologie) On ne peut pas non plus ignorer toutes les recherches malveillantes mises au service de théories complotistes à travers des réseaux sociaux qui inventent et déversent de fausses informations.

Quelques commentaires sur l’article « les personnels de la recherche face aux défis environnementaux »

Guillaume Blanc, décembre 2023

L’article de Michèle Leduc pose de bonnes questions comme l’utilité de l’ISS pour la recherche ou de la construction d’accélérateurs de particules « toujours plus grands » sans toutefois vraiment y répondre en se limitant dans une vision plutôt idyllique de la recherche. Je voudrais revenir sur certains aspects en guise de commentaires. 
Des « recherches à risques » sont évoquées, comme la bio-ingénierie, la géo-ingénierie ou l’IA. Si les « effets collatéraux prévisibles [de la géo-ingénierie] sont catastrophiques », l’article botte en touche car « [..] les recherches prennent des chemins dont nul n’est capable de prédire où ils vont conduire à moyen et long terme. » Or nombre d’innovations technologiques menées à terme le sont à l’issue de travaux de recherche qui montrent que cela devient possible, que l’on sait désormais faire, sans pour autant questionner la finalité : est-ce vraiment nécessaire et utile au-delà d’alimenter un nouveau marché capitaliste[1] ? Même si tout dépend de ce que l’on souhaite mettre derrière la notion d’« utilité » !
La propagation des fausses informations et théories complotistes est évoquée comme ayant certaines recherches comme support au service d’idéologies douteuses. Certes, mais dans ce même cadre, un danger probablement encore plus grand (pour l’humanité et son environnement naturel) est celui des marchands de doute[2], qui est très bien documenté par nombre de recherches (domaine de l’agnotologie). Cela consiste à instrumentaliser la science, à profiter du scepticisme scientifique pour diffuser du doute (à l’aide de scientifiques et vulgarisateurs complaisants) afin de relativiser la nocivité sanitaire et environnementale (pourtant démontrée) de nombre de produits et technologies, comme les énergies fossiles, l’amiante, les pesticides, les OGM…
« On manque d’éclairage sur les conséquences pour l’environnement de bien des recherches », mais attendre que ces recherches, justement, prouvent leur innocuité sur l’environnement est une erreur. Toute recherche, par sa consommation de matière et d’énergie a un impact sur l’environnement. Attendre d’être en mesure de pouvoir quantifier précisément (comme aime à le faire la science), c’est prendre le parti du déni procrastinateur face à la catastrophe. Faut-il être sûr de la mesure à 5 sigmas pour agir ou bien faut-il un degré de certitude en plus ? Faut-il attendre qu’à l’instar du désormais classique calculateur[3] de rejets de gaz à effet de serre individuel annuel, nous puissions déterminer combien d’espèces vivantes notre mode vie individuel éradique chaque année pour agir, enfin ?
La liberté de la recherche à laquelle l’article fait référence est probablement idéalisée, la recherche étant essentiellement pilotée par les moyens (financiers et humains) qu’elle reçoit, et certaines disciplines (dont la physique quantique avec le Plan Quantique) sont bien mieux dotées que d’autres par simple volonté politique. Pourquoi ne pas également la piloter par d’autres arguments ? Faut-il raser une montagne au Chili pour y bétonner un télescope dont la construction et l’utilisation ont et vont rejeter plus de 80000 tonnes de CO2 éq ? Sans compter les écosystèmes détruits par le bétonnage… La course à l’énergie noire est-elle nécessaire dans un monde à la limite de l’agonie ?
« Le chercheur apporte à la communauté les résultats de ses études et génère le progrès. » Tout dépend ce que l’on appelle progrès. La société de consommation avec des appareils électroniques basés sur des connaissances en physique quantique élaborées tout au long du vingtième siècle est largement questionnable. La place de la technologie dans nos sociétés pose également question. Jusqu’où aller ? Colonisation de la Lune, transhumanisme, tourisme orbital, objets connectés, etc. Les connaissances scientifiques permettent tout cela, alors… En revanche, nous savons manifestement bien peu de choses sur comment vivre ensemble à 10 milliards en harmonie comme en témoigne l’état géopolitique du monde actuellement. Les sciences humaines et sociales pourraient permettre de larges progrès en ce sens, probablement bien plus profitables pour l’humanité que tout ce que l’IA ou la physique quantique peuvent receler de promesses. Tout au moins, il s’agit potentiellement de quelque chose de plus urgent…
L’article propose d’évaluer de manière démocratique les conséquences des découvertes scientifiques, mais ne faudrait-il pas également décider de cette manière (par l’intermédiaire de Conventions Citoyennes, par exemple) des thèmes de recherche à aborder, non seulement en tenant compte des moyens humains et financiers, mais aussi des impacts environnementaux, et surtout des urgences (environnementales, sanitaires, politiques, etc.) auxquelles la société doit faire face ?
Enfin, la responsabilité du chercheur lui-même n’est pas questionnée, quant au choix de son sujet de recherche ou bien à sa manière de travailler. Or la seule issue possible aux problèmes environnementaux étant un changement drastique de société pour diminuer fortement la pression sur l’environnement (ressources finies qui s’épuisent, pollutions qui s’accumulent, vivant qui disparait), si le secteur de la recherche n’est pas capable de faire cet effort de réflexion et de prospective (je ne parle pas de réduire de 20 % ses émissions), cela risque d’être extrêmement compliqué dans les décennies à venir. Le LKB est un bon exemple : la manne financière du Plan Quantique ne doit pas lui poser de soucis de « fins de mois » comme dans d’autres disciplines. Mais la remise en question de la technologique quantique (comme de l’IA, de la conquête spatiale, des accélérateurs de particules ou des grands télescopes sur des registres similaires) ne semble pas faire partie du cadre de réflexion de ses chercheurs, qui seraient pourtant les mieux placés pour le faire. Il en est de même des chercheurs en physique des particules, nucléaire, et cosmologie, où, dans un document rédigé par la communauté internationale[4], rien n’est dit sur une remise en question des grosses infrastructures de la recherche (accélérateurs, télescopes, satellites). On y trouve par exemple des mesures du style : « Donner la priorité à l’utilisation d’énergies durables et renouvelables pour alimenter nos espaces de travail et nos infrastructures de recherche. » ou encore « Adopter une restauration à base de plantes lors des conférences et dans les cafétérias, en réduisant immédiatement la fourniture d’aliments à forte intensité de carbone, tels que les viandes de ruminants et les produits laitiers. » Évidemment qu’il faut faire cela. Cela va de soi. Mais nous sommes là dans le « business as usual ». Si une communauté entière n’est pas capable, dans un tel exercice de prospective, de remettre en question sa raison d’être, cela signifie que cela doit être une décision au-delà de la sphère de la recherche elle-même, donc une décision citoyenne. La démonstration éclatante est faite au sujet du projet phare d’accélérateur gigantesque au CERN, le « Futur Collisionneur Circulaire », un anneau enterré de plus de 90 km de circonférence, 3,4 fois le LHC : c’est une association citoyenne[5] que « le FCC est indéfendable : il est incompatible avec la politique climatique » (entre autres).
L’article passe par ailleurs sous silence l’évolution capitalistique de la recherche[6], avec ses injonctions au « toujours plus » : plus de « publis » (or perish !), plus de sous (mais pour les « excellents » seulement), plus de paperasse aussi, mais plus de burnouts… Un constat qui est dans tous les labos qui croulent sous la bureaucratie[7], simplement parce que la communauté de l’enseignement supérieur et de la recherche croule sous les projets, les AAP (Appels À Projets), et demandes de financements ANR, ERC etc. À l’échelle mondiale le nombre de publications croît plus vite que le nombre de chercheurs[8], le nombre de publications rétractées croît fortement depuis 2000[9], le nombre de revues prédatrices[10] croît[11] également, le nombre de découvertes de rupture diminue[12] quant à lui. La croissance capitalistique[13] à l’œuvre dans le monde de la recherche est similaire à celle de nos sociétés. Aller vers une résolution de la crise environnementale (en diminuant drastiquement la consommation de ressources – matérielles, énergétiques, humaines – par l’humanité) permettrait de résoudre également la crise de la recherche. Et d’améliorer ainsi le bien-être de ses acteurs : diminuer dans un labo, par exemple, le nombre de projets de recherche, permettrait d’améliorer mécaniquement l’empreinte environnementale du labo (essentiellement liée, pour l’empreinte carbone, aux achats, donc aux activités de recherches elles-mêmes) et le bienêtre des chercheurs, mais aussi du personnel support.

[1] Citons en guise d’exemple la surveillance pour l’IA des troupeaux de vaches (https://www.techniques-ingenieur.fr/actualite/articles/surveiller-le-comportement-des-vaches-grace-a-des-cameras-et-de-lia-118603/) ou bien encore l’élaboration de lunettes 3D d’avant-garde pour le cinéma (https://www.ouest-france.fr/leditiondusoir/2023-01-13/grace-a-avatar-cette-entreprise-bretonne-fabriquant-des-lunettes-3d-relance-son-activite-f437befb-2d57-4f33-ad2f-3303b3cd0e2b)…
[2] Les marchands de doute, N. Oreskes et E. M. Conway, Le Pommier, 2012 ; Les gardiens de la raison, S. Foucart, S. Laurens, S. Horel, La Découverte, 2020 ; Andreotti, B. & Noûs, C. (2020). Contre l’imposture et le pseudo-rationalisme: Renouer avec l’éthique de la disputatio et le savoir comme horizon commun. Zilsel, 7, 15-53. https://doi-org.ezproxy.u-paris.fr/10.3917/zil.007.0015
[3] https://nosgestesclimat.fr/
[4] https://sustainable-hecap-plus.github.io
[5] https://www.noe21.org/_files/ugd/ffb10e_c350788b98df4566af0b45e73c6f553f.pdf
[6] Les dérives de l’évaluation de la recherche, Yves Gingras, 2014, Raisons d’agir ; Malscience, de la fraude dans les labos, Nicolas Chevassus-au-Louis, 2016, Seuil
[7] https://www.cnrs.fr/comitenational/cs/recommandations/Rapport_Entraves_vf.pdf
[8] Le taux de croissance annuel de la population mondiale depuis 2000 est environ de 1,1 %, celui de la population des chercheurs est de 3,3 %, celui du nombre de publications est de 5,2 %.
[9] Team size and retracted citations reveal the patterns of retractions from 1981 to 2020, K. Sharma, 202, https://doi.org/10.1007/s11192-021-04125-4
[10] Saint-Martin, A. (2018). L’édition scientifique « piratée ». Passage en revue et esquisse de problématisation. Zilsel, 4, 179-202. https://doi-org.ezproxy.u-paris.fr/10.3917/zil.004.0179
[11] ‘Predatory’ open access: a longitudinal study of article volumes and market characteristics, Shen and Björk BMC Medicine (2015) 13:230, DOI 10.1186/s12916-015-0469-2
[12] https://www.nature.com/articles/d41586-022-04577-5
[13] Althaus, V. (2019). Le capitalisme à l’assaut des sciences humaines et sociales : l’exemple des revues payantes en psychologie. Zilsel, 6, 9-24. https://doi-org.ezproxy.u-paris.fr/10.3917/zil.006.0009

Venez découvrir

Les Cahiers Rationalistes

Venez découvrir

Raison Présente

Podcast

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *