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 Monique Vial

Professeur émérite à l’Ecole Normale  Supérieure.

1er mai 2015

Les tueurs de Dieu : le mal religieux

Horreur, compassion, indignation, aucun mot n’est assez fort, mais aucun ne suffit. Avec l’émotion, après elle, il faut surtout ne pas suspendre notre réflexion, car ils auraient gagné.

Lâches, « cons », barbares, les tueurs ? Ces mots ne les atteignent pas. Ils se croient défenseurs d’une Vérité supérieure : la seule vérité, puisque c’est celle de Dieu. Kamikazes ou pas, ils se pensent courageux et, pour tous leurs « frères » en humeur de les suivre dans leur « sainte bataille », ils sont des héros, martyrs destinés au Paradis. Liberté d’expression ? Aucun sens pour eux ! Ce qui a du sens, ce sont les oukases de Dieu, transmis par les œuvres dites sacrées et par leur prophètes et interprètes. Comment un croyant pourrait-il s’opposer à son Dieu ? Si barbarie, lâcheté, « connerie » il y a, ce sont d’abord celles du donneur d’ordre. Dans le cas présent, Allah : leur Allah. Fanatiques qui cherchent à nous imposer leur point de vue ? Certes ! Puisque inspirés par Dieu : leur point de vue est le seul juste et ce sont nous les aveugles, fautifs de ne pas reconnaître ce seul vrai Dieu et fous de perdre ainsi notre salut. Comme les Inquisiteurs voulaient mettre les hérétiques hors d’état de répandre leurs fausses convictions et éventuellement les sauver par le feu, ils veulent nous mettre hors d’état de répandre notre « idolâtrie » ou notre mécréance et éventuellement nous en guérir par les bombes et les kalachnikovs.

Ceux que l’on peut appeler les intermédiaires (Moïse, le Christ, Mahomet, Oussama…), relais des ordres divins, sont-ils croyants ou manipulateurs ? Visent-ils d’abord des objectifs politiques instrumentalisant la religion ? Qui les arme, à quelles fins ? La religion sert-elle de masque à une autre guerre ? Permet-elle de détourner les regards de ce que les puissants font gaillardement, au lieu de chercher et de trouver les vrais coupables ? Ce sont des questions majeures, mais il est une question tout aussi importante et d’une terrible actualité : pourquoi ces intermédiaires trouvent-ils, et de plus en plus semble-t-il, des exécutants-exécuteurs prêts à les suivre aveuglément, jusqu’à tuer et à mourir sur leur ordre ?

Ce que je veux argumenter, c’est que ce n’est pas l’islam dans ses particularités qui est en cause, c’est le mode de pensée religieux, et ceci quelle que soit la religion. D’autres l’ont fait, mais il est toujours bon d’y revenir et de chercher si possible des mots pour ceux qui ne fréquentent pas les cercles coutumiers des débats philosophiques et/ou religieux : ceux pour qui la religion est celle enseignée dans les églises que je connais bien ou dans les temples, mosquées et synagogues que je ne connais pas.

Si les tueurs sont sincères (et peut-on douter de leur sincérité, alors qu’ils vont à la mort pour leur idéologie ?), ils croient. Ils croient même dur comme fer et c’est bien là le problème. Aujourd’hui, on se contente le plus souvent de dire que la petite minorité qui tue au nom de l’islam ne représenterait pas le vrai islam : ainsi répond-on aux tueurs, qui se disent eux aussi seuls vrais musulmans, en fonctionnant selon leur mode de pensée : foi contre foi. Pour une lutte conséquente contre tout djihadisme, il faut une réflexion qui ne s’arrête pas en chemin et qui s’interroge sur la pensée croyante.

Les défenseurs de la laïcité se doivent évidemment de défendre la liberté religieuse. Face aux fous de Dieu, on ne peut agir par la contrainte. Tenter d’écraser l’infâme, n’a jamais rien résolu. Ce serait même plutôt contreproductif. Persécuter les persécuteurs ? Le résultat a toujours été d’en faire des modèles et de redonner vigueur aux religions. La pensée combat avec la parole et le stylo. Ce qui n’implique ni je ne sais quel angélisme, ni qu’on ne doive pas se donner les moyens d’empêcher les crimes. Mais les défenseurs de la laïcité se doivent d’abord de défendre la liberté de conscience qui inclut la liberté de non religion, oubliée le plus souvent dans le discours ambiant – ce qui est loin d’être innocent. Respecter les croyants, certes ! Mais, quitte à leur déplaire, un libre penseur a le droit et même le devoir de dire ce qu’il pense de leurs idéologies.

DU FONTAMENTALISME

La foi n’est pas un savoir. La connaissance se discute, s’argumente, se prouve ; la croyance s’impose. Toutes les religions – tout au moins les monothéistes, porteuses d’une Vérité révélée et universaliste – contiennent en germe la violence et la guerre. Elles sont par nature totalitaires. Si mon dieu est le seul dieu, alors le tien est un faux dieu et doit être combattu. La religion catholique ne s’est pas privée de bûchers et de croisades, et les musulmans aussi sont aujourd’hui victimes de massacres par des chrétiens.

Par un dévoiement de sens fréquent, on utilise les termes fondamentalisme, intégrisme, radicalisme comme synonymes de fondamentalisme, intégrisme, radicalisme musulmans. Ainsi, dame Le Pen dit indifféremment lutter contre le fondamentalisme ou contre le fondamentalisme musulman. Mais le fondamentalisme n’est pas propre à l’islam, il est présent dans toutes les religions monothéistes.

J’irai plus loin. Le vrai croyant ne peut qu’être :

  • dogmatique : les dits de Dieu ne sauraient être révisés ;
  • intégriste : nul ne saurait choisir parmi les enseignements divins ;
  • fondamentaliste : l’obéissance est due à Dieu, jusqu’en ses exigences les plus radicales.

Le Créateur ordonne le feu pour les sorcières ? des avions contre les gratte-ciels ? des balles contre les blasphémateurs ? Le croyant ne peut que se soumettre et, sauf à se montrer le dernier des « salauds », prendre son épée prosélyte pour sauver malgré eux les infortunés en perdition hors de la vraie foi.

Par un autre dévoiement de sens lié au premier, fondamentalisme signifie fréquemment, notamment pour dame Le Pen, terrorisme et tout spécialement terrorisme musulman. Mais fondamentalisme, musulman ou autre, ne veut dire terrorisme que pour les croyants à qui leur Dieu propose le crime comme principe d’action. Les fondamentaux de l’islam, pour d’autres, ce peut être la paix. Par ailleurs, qui nous dit que demain ne vont pas se lever des évangélistes chargés de la nouvelle guerre sainte des chrétiens contre les croisés de Mahomet ? Aujourd’hui, le Moyen-Âge marche allègrement avec la kalachnikov et Internet et les djihadistes musulmans sont loin d’avoir le monopole de la barbarie.

RELIGION, MORALE, TOLÉRANCE

Toutes les croyances ne se valent pas, sur le plan moral ou social. La théologie de la libération est plus humaine que les sorcières brûlées vives, les bombes sur les gratte-ciels ou les kalachnikovs contre les athées ou les juifs. La première est évidemment mille fois préférable aux secondes. Cyniquement dit, il est plus confortable pour tout le monde que les religions soient tolérantes. œcuménisme, congratulations, tous frères, tous amis, ça nous évite les convulsions archaïques où nous entraînent les dévots de choc.

Mais comment les prélats monothéistes peuvent-ils concilier leur bénévolence avec l’apostolat du vrai Dieu et le sauvetage de sa créature ? Remplir leur devoir de porteurs de la Parole avec leur gentille acceptation de dieux mensongers à côté du Seigneur ? Ma religion ne s’exprime qu’en privé et dans sa mosquée, nous dit un ministre d’Allah. Diable ! Qu’est-ce que Dieu qui ne se manifeste qu’en catimini ? Comment le croyant pourrait- il sans se renier confiner le Tout-Puissant au cercle privé et au temple ? Comment pourrait-il tolérer, sans tenter de les combattre, les enseignements trompeurs ? S’il est fidèle à son Créateur, il ne peut qu’affirmer sa foi haut et fort : en un mot – sauf à se renier, tel Saint-Pierre après l’arrestation du Christ – de manière ostentatoire.

Je comprends bien l’effort de nos concitoyens croyants pour concilier leur religion et la loi républicaine, mais tout va bien tant que leur Dieu estime cette loi bonne et – j’allais dire, dieu merci ! – c’est le cas le plus fréquent. Si Dieu la conteste, alors tout s’écroule. Dieu est l’Autorité suprême, comment ne serait-il pas au-dessus de la politique ? Comment serait-il soumis à la loi des hommes ? Ces croyants qui n’osent pas dire leur religion, sa morale et ses préceptes, au-dessus des constructions politiques, sociales, morales des laïcs, me semblent bien frileux. Les djihadistes vont au bout de leur croyance, malheureusement pour le pire (à l’encontre, par exemple, de ces chrétiens qui, tout au long de l’histoire, se sont révoltés contre des États dont ils refusaient l’oppression et les crimes).

Dans nos sociétés, la foi n’est souvent que tiède conformisme. Après les foudres de la chaire sur leurs têtes la plupart des croyants ou prétendus tels retournent tranquillement à leurs affaires. Ne devraient-ils pas appareiller au bout du monde enseigner leurs frères en Moïse, Jésus-Christ ou Mahomet, malheureux ignorants, païens ou idolâtres destinés à l’Enfer ? Ne devraient- ils pas au moins tenter de convertir leurs voisins ? Et cela y compris par le glaive et par le feu, si Dieu le leur demande ? S’ils ne le font pas, c’est alors qu’ils sont à la fois des lâches qui n’osent pas porter la Parole et préfèrent leur petite vie et leurs petits intérêts au salut de leurs frères égarés.

CROYANCE RELIGIEUSE ET RAISON

Aucune croyance religieuse n’est privilégiée dans l’ordre de la raison. Si toutes les religions sont dans le vrai, pourquoi des dieux différents ? Si toutes prônent un seul et même Dieu, pourquoi une Parole différente selon les dogmes, voire selon les époques, pour une même religion ? Une croyance qui a pignon sur rue, pouvoir, richesses, multitude de fidèles, n’en est pas pour autant plus vraie. Une religion qui commande « aimez-vous les uns les autres », n’est pas plus vraie qu’une croyance qui commande « tuez- vous les uns les autres ». Tout croyant, quels que soient sa religion et ses fondamentaux, peut s’affirmer possesseur de la Vérité. Auto-proclamés légataires de Dieu, les commanditaires des tueurs ? Tous les prêtres, de toutes les religions, institutionnalisées ou non, sont détenteurs auto-proclamés de la Parole révélée, que la proclamation initiale date d’hier ou de plusieurs siècles.

L’ordre de la croyance n’est pas celui de la raison ou, ce qui revient au même, du vrai, au sens à la fois quotidien et scientifique du terme, c’est-à- dire (sans me lancer dans les discussions séculaires sur la vérité) celui du vérifiable : ce qui, non seulement ne relève pas de l’intention de tromper, mais peut être soumis à examen, confronté aux faits, assujetti à preuve ; ce qui relève, non de la subjectivité, mais d’observations et d’expériences objectivables ; non de révélations prétendant à une Vérité absolue et indiscutable, valable pour l’éternité (le pape n’est-il pas infaillible ?) mais de procédures dont les présupposés comme les raisonnements et conclusions peuvent à tout moment être soumis à critique et validés ou remis en cause par de nouveaux faits.

Vrai islam ? Vrais chrétiens ? Qui en décide ? Il n’y a ni vrai ni faux Islam, ni vraie ni fausse christianisme, etc. Dans l’ordre de la vérité, rien ne ratifie une religion plutôt qu’une autre, une secte plutôt qu’une autre, une croyance plutôt qu’une autre, et ce n’est pas une affaire de Livres Saints, Coran, Bible ou Torah. Les exégètes peuvent discuter à longueur de journée de lectures des textes littérales ou distanciées et éventuellement contradictoires, rien ne permet de trancher entre elles ; qui, en dehors de ces écrits censés porter la Révélation, pourrait empêcher n’importe quel auto-proclamé prophète de se lever n’importe où dans le monde, avec ou sans de nouveaux Livres ? N’importe qui, d’humeur gourou, peut se décréter élu et faire prêcher à Dieu ce qui lui chaut. Nul ne peut trancher entre les Paroles qui s’affrontent.

Ma conviction profonde, si je vais au bout de ma pensée, c’est que les religions (comme la métaphysique) n’apportent que des pseudo-réponses aux questions philosophiques (origine et destin du monde, sens de la vie, etc.). Mythes leurs genèse, dieu d’Abraham et de Jacob et autres saintes balivernes, si l’on parle en termes d’histoire des sociétés, et délires – constructions imaginaires que l’on croit être vraies – si ces mythes sont objet de croyance et si l’on parle en termes de psychiatrie. Cette « foutue » fiction appelée Dieu qui dit tout et le contraire et que chaque légataire auto-proclamé accommode à son goût, quel être de raison pourrait s’en satisfaire ? C’est bien cette prétention à la Vérité, à la Révélation, qu’il faut combattre si l’on veut lutter contre les djihadismes/croisades de tous poils.

D’autant plus que l’on nage en plein n’importe quoi. Car les Vérités révélées changent au gré de leurs détenteurs. Les conciles romains ont fait et défait les dogmes, et les tenants du Coran officiel envisageraient aujourd’hui, selon paraît-il une pratique courante, de supprimer une sourate qui conforte les djihadistes ! Un Dieu officiel ici et maintenant peut toujours être renversé par d’autres qui dicteront le contraire de ce qu’il a dicté. Après l’orthodoxie le catholicisme, après le catholicisme (ou papisme) le protestantisme, etc. Le Verbe dominant d’aujourd’hui est infiniment bon ? Rien ne nous garantit que celui de demain ne sera pas infiniment mauvais. L’homme, création de l’Éternel ? C’est l’Éternel qui est invention des hommes et c’est bien pour cela qu’il change au gré des saisons. Il n’y a pas de donneur d’ordres divin. Toutes les Saint-Barthélemy subies par l’humanité au cours des siècles le sont pour rien. Nada ! Aujourd’hui, comme hier ou demain.

Si « une laïcité qui esquive s’ampute » R. Debray, L’Enseignement du fait religieux dans l’École laïque, Rapport à Monsieur le ministre de l’Éducation nationale, février 2002., on ne peut se contenter de baisser pudiquement les yeux devant la recrudescence actuelle du fait religieux, des croyances, de l’irrationnel en tout genre. « Cachez ce dieu que je ne saurais voir » ne pourra jamais remplacer une conscience éclairée, et tant qu’on laissera le champ libre à l’obscurantisme, on ne pourra rien contre les carnages qu’il entraîne. Empêcher des femmes de se mettre un fichu sur la tête (je ne parle pas du voile intégral dont l’interdiction peut être argumentée par des motifs autres que religieux), des bonshommes de se balader avec les cheveux en papillotes ou en soutanes de curés (comme certains le voulaient au début du XXe siècle), revient à se mettre des œillères. à quoi peut servir d’empêcher les croyances de se manifester, d’agir comme si elles n’existaient pas, sinon à laisser la marmite bouillir sous un couvercle que l’on voudrait bétonné, à l’abri d’une pseudo-paix civile qui risque à tout moment de péter – et qui nous pète actuellement au nez ?

Les djihadistes sont pour la plupart inaccessibles ? Pas leurs enfants, ou pas tous : on peut être élevé dans une religion et en sortir, et ne pas croire ne constitue pas une foi ajoutée à d’autres. L’arme de la raison doit être utilisée, si l’on veut lutter contre la pente qui entraîne, jusque dans la patrie de Voltaire, des jeunes et des moins jeunes à se faire djihadistes. Apprendre aux gosses à se servir de leur cervelle : c’est-à-dire, non pas leur inculquer l’athéisme comme une doctrine religieuse à côté des autres, mais leur apprendre à penser, à exercer leur entendement. Comment mieux le faire, comme le doit l’École laïque, qu’en leur exposant les religions ? Qu’ils sachent qu’il y en a plusieurs et ce que chacune dit : non à travers une image reconstruite dans des mots d’incroyants mais à travers ses propres mots, ses propres textes. Ensuite, à eux de choisir.

Au-delà, si on ne s’attaque pas au terreau sur lequel poussent croisades et terrorismes, je veux dire les conditions socio-économiques et politiques, aujourd’hui mondialisées, qui créent le besoin d’illusion religieuse et de djihad, on n’aboutira pas à grand-chose. On ne tarira pas la source par le seul combat idéologique, à supposer que d’aucuns pensent y parvenir ainsi.

Mais alors si l’idéologie n’est pas la racine, si les dieux les plus répandus ne sont pas criminels, si le djihadisme d’aujourd’hui n’est le fait que des plus fous, des plus vulnérables et/ou des plus sanguinaires, et si les djihadistes sont hors d’atteinte, pourquoi tant réfléchir sur la foi ?

Parce que l’attirail religieux constitue l’arsenal des recruteurs d’égorgeurs, décapiteurs, coupeurs de mains et enleveurs de lycéennes. Parce qu’on ne peut pas abandonner le terrain aux brigades internationales du crime au nom de Dieu. Parce que le débat idéologique fait partie de la lutte.

Parce que, sauf à se nier comme être pensant, on ne peut faire l’économie de pareille réflexion.

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