le bureau de l’Union rationaliste

22/12/2007

L'urbanisme: une discipline en crise ?

L’invité était Jean-Claude Garcias, membre de l’atelier d’urbanisme TGT et Associés, qui a illustré sa conférence par deux exemples en voie de réalisation : Nanterre (le grand axe), et Toulouse-Blagnac (le quartier Andromède).

 

Le terme « urbanisme » est apparu il y a un siècle, comme le « jazz », et il n’est guère plus précis. La « science urbaine », si c’en est une, est tout aussi récente, même si d’innombrables utopies urbaines jalonnent l’histoire. On pourrait d’ailleurs soutenir que l’utopie n’existe que par son inscription urbaine ; ou que le travail concret d’urbaniste est nécessairement déchiré entre conformisme affairiste et rêve progressiste. L’urbanisme : une manière dépolitisée de faire de la politique ?

On définit généralement l’urbanisme comme « la fabrication de plans destinés à réguler la croissance et l’extension des villes, et de s’assurer des meilleures conditions possibles en ce qui concerne le logement, la circulation, l’activité économique, l’enseignement, la vie sociale et culturelle, les loisirs ». Définition lourdement technocratique, qui implique l’existence d’un État providence plus ou moins fort, capable d’arbitrer entre les « besoins » ou les « désirs » contradictoires de différentes classes sociales. Pour ne parler que de l’Europe, l’urbanisme opérationnel moderne s’est constitué sur un demi-siècle, avec le paternalisme autoritaire (Bismarck), le libéralisme philanthropique (Howard), la social-démocratie (Weimar), ou la technocratie planiste (Le Corbusier et Claudius-Petit). Bardé de convictions théoriques, grand créateur d’acronymes, il a tourné à plein régime pendant les 30 glorieuses, s’est discrédité dans les années 1970, et peine à se reconstituer depuis.

Mais les pratiques urbaines existent depuis 45 siècles au moins : Babylone, l’Égypte, la Grèce antique avec les colonies d’Asie, la Rome antique avec Pompéi, Alexandrie, Timgad ; puis les villes médiévales de fondation, comme Carcassonne, Aigues-Mortes, des dizaines de bastides anglaises ou françaises dans le Sud-Ouest ; puis les restructurations (Rome) et les créations (Richelieu, Charleville) de la renaissance et de l’âge baroque ; les villes coloniales d’Amérique latine ; les villes des Lumières (Édimbourg, Bath, Nancy, Washington) ; les premiers quartiers ouvriers planifiés autour de l’usine ou de la mine (Saltaire, Port Sunlight, Mulhouse, Le Creusot, les corons du Nord) ; la restructuration de Paris par l’équipe d’Haussmann, qui en a fait « la capitale du XIXe siècle », imitée dans le monde entier.

Origines de l’urbanisme moderne

On considère que le passage à l’urbanisme moderne, théorie et pratique confondus, est dû à un sténographe anglais, Ebenezer Howard. Il publie en 1898 un opuscule au titre explicitement réformiste, Tomorrow : a Peaceful Path to Real Reform. La seconde édition de 1902 s’intitule Garden Cities of Tomorrow. Le livre est essentiellement consacré aux problèmes fonciers et passablement ennuyeux, mais ce slogan de « cités-jardins » enflamme l’imagination des philanthropes, politiques et architectes. Howard lance une campagne de lobbying (le lobbying est au cœur de l’activité urbanistique), et réunit des fonds qui lui permettent de réaliser deux cités-jardins à côté de Londres, Letchworth et Welwyn. L ‘urbanisme moderne est né.

Les débats et réalisations de l’entre-deux guerres recoupent partiellement les positions politiques : « désurbanisme » soviétique ; « rationalisme » fasciste ; groupe de pression des « CIAM » créé comme une internationale d’architectes progressistes (Gropius, Mies van der Rohe, Le Corbusier, Costa, Giedion) ; grandes compositions Beaux-Arts aux USA, dans les colonies ou en URSS. Quelques membres des CIAM font un voyage à Athènes en 1933, sorte de séminaire nautique dont les actes sont publiés par Le Corbusier sous son nom 10 ans plus tard. La Charte d’Athènes a servi de caution théorique aux urbanistes, aux technocrates et aux décideurs français pendant une génération, de la Reconstruction de 1947 à la « circulaire Guichard » de 1973 qui a remplacé les grands ensembles par les villes nouvelles, puis le pavillonnaire diffus.  Violemment remise en cause alors, La Charte d’Athènes n’a pas réellement été remplacée.

Ses thèses, radicalisées par le Corbusier, sont bien connues : rupture avec le passé urbain (table rase ou « nappe blanche ») ; rejet de la rue conventionnelle (« il faut tuer la rue-corridor ») ; fétichisme de l’angle droit (« contre le chemin des ânes ») ; goût de l’ordre et de la hiérarchie (des fonctions, des populations, des voies) ; division des fonctions par le « zoning » ; inversion des pratiques séculaires de l’architecture européenne (toit-terrasse contre toit pentu, pilotis contre soubassement, fenêtre en longueur contre baies en hauteur, plan libre contre hiérarchie des pièces, dépouillement des façades contre décoration) ; efficacité supposée des tours de bureaux et des barres de logements disséminées dans la verdure. Jusqu’à sa mort en 1965, Le Corbusier a mis au service de ces principes sectaires un grand talent d’architecte, une inlassable activité de lobbyiste, et une assurance (ou arrogance) de gourou.

Banlieues choisies, banlieues subies

À l’exception de villes reconstruites comme Le Havre, Maubeuge ou Royan, l’histoire de l’urbanisme des 30 glorieuses en France s’est faite en périphérie, dans ce que nous nommons un peu abusivement les banlieues (de « ban » ou juridiction urbaine d’ancien régime, et « lieue », les quatre kilomètres hors les murs où s’appliquait ladite juridiction). Diversifiées selon des modalités économiques, sociales et politiques, les périphéries françaises pourraient se diviser entre banlieues choisies dont on ne parle jamais, et banlieues subies qui défraient la chronique. Les formes de la « banlieue » populaire se chevauchent, s’agglomèrent ou se juxtaposent, parfois brutalement. Pour la commodité du débat on pourrait distinguer cinq étapes. Dans une première étape, la banlieue comprenait des vestiges d’habitat rural en plâtre, celui des villages maraîchers comme Bobigny, vinicoles comme Bagnolet, fruitiers comme Montreuil, qui desservent la capitale et lui sont soumis. Dans la seconde étape, à la fin du XIXe siècle, un habitat ouvrier plus ou moins philanthropique en brique se constitue : casernes ouvrières, courées, corons ; il est directement lié à l’usine ou à la mine où les travailleurs se rendent à pied. La troisième étape voit l’apparition des lotissements de l’entre-deux-guerres en parpaing et tuile mécanique, souvent défectueux et auto-construits, directement liés aux gares de chemin de fer. La quatrième étape, la plus massive, est celle des grands ensembles de barres (plus rarement des tours) en béton blanc, gris ou rugueux, construits sur des terres agricoles et les interstices du pavillonnaires. À la différence de la ceinture rose des HBM parisiens et du centre d’Ivry par exemple, les grands ensembles sont produits par l’état central, sans trop s’embarrasser de démocratie ou de concertation. La cinquième étape, actuelle, est celle de la critique concrète de la quatrième : l’abandon des grands ensembles par les locataires solvables, qui « font construire » plus loin dans les nouveaux villages pittoresques et colorés, autour des bretelles d’autoroute et des parkings SNCF. Cette extension de la banlieue s’accompagne marginalement de son contraire : la transformation en lofts d’espaces industriels centraux obsolètes, dite gentrification, à Ivry ou Montreuil par exemple. Prenant acte de ce que les locataires du parc HLM votent massivement avec leurs pieds, l’état central favorise actuellement la démolition-reconstruction des grands ensembles, financée par l’ANRU.

Certains aspects de la banlieue traditionnelle ont fait l’objet de critiques : « une écume qui bat aux portes des villes » pour Le Corbusier, « des petits jardins et des petits rêves » pour Georges Duhamel. Mais la quatrième phase, celle des grands ensembles, est la seule à avoir fait l’objet d’une répulsion de masse, pas toujours scientifiquement argumentée. On a trouvé des dizaines de causes à leurs dysfonctionnements : construction dans l’urgence démographique et économique ; gigantisme et monotonie ; arrogance des décideurs et nullité des architectes ; optimisme « progressiste » de masse ; développement de la motorisation individuelle ; fuite des couches moyennes vers les nouveaux villages et constitution de ghettos ; investissement dans les villes nouvelles au détriment de l’entretien des grands ensembles. Qu’elles relèvent de l’analyse politique ou de la sociologie de comptoir, beaucoup de ces raisons sont justes. Mais l’apport des urbanistes au débat devrait être une analyse formelle des grands ensembles. L’Atelier TGT et Associés y participe modestement au niveau théorique avec une étude intitulée De l’espace libre à l’espace public ; et au niveau pratique avec deux projets relativement importants à Nanterre et Toulouse-Blagnac.

Un monde à l’envers : les grands ensembles

Il nous semble que la cause majeure de l’échec de l’urbanisme des 30 Glorieuses ne se trouve ni dans les bâtiments (malgré d’innombrables malfaçons et nuisances phoniques), ni sur les bâtiments (en dépit de la répétitivité misérable des façades de beaucoup d’entre eux). Il faut la chercher à l’extérieur, dans ce qu’il est convenu d’appeler « les abords », les espaces « libres, extérieurs ou verts ». De la même façon que Le Corbusier avait pris l’exact contre-pied de la pratique conventionnelle de l’architecture pour édicter ses « cinq points de l’architecture moderne », ses épigones ont inversé le processus conventionnel de fabrication de la ville. Au lieu de partir du public et du pluri-fonctionnel (la rue) pour aller à l’intime et au mono-fonctionnel (le logement), ils ont conçu les grands quartiers d’habitat social à partir de ce qu’ils maîtrisaient le mieux (« les cellules »), pour les agglutiner ensuite en volume (« les barres et tours »), finalement disposées dans un espace moins public que vacant (« le plan-masse »). On pourrait citer d’innombrables exemples où les espaces publics (généralement mal dessinés) ont été réalisés après les appartements (généralement bien conçus). C’est le processus faussement fonctionnaliste que l’anglais nomme from the inside out, ou « partir du dedans ». Ce trop plein d’espace libre et informe produit paradoxalement un déficit d’espace réellement public, donc une absence d’espace privé reconnaissable comme tel. Dans les conditions idéologiques de l’époque, les urbanistes ont favorisé l’éradication du parcellaire, le remembrement urbain leur paraissant aussi nécessaire et inéluctable que le remembrement rural.

Dans l’urbanisme « moderne » en général, et les grands ensembles en particulier, l’espace libre est omniprésent et dévorant. Plus exactement c’est tout l’espace « extérieur », indifféremment accessible au public ou privatisé par des groupes plus ou moins déviants, qui fait figure d’espace public. Le plan des grands ensembles repose sur l’illusion que le non bâti est entièrement commun, car uniformément ouvert et accessible. L’urbanisme des 30 Glorieuses a justement achoppé sur le point où elle semblait pétrie des meilleures intentions : donner à tous du soleil, de l’espace et de la lumière, supprimer les barrières, donner à tous la jouissance du sol. D’où une recherche pathétique de « transparence » et de « fluidité », qui n’était pas exempte de moralisme panoptique. Pour nos grands devanciers, la ville traditionnelle, et ses recoins obscurs, était à la fois malsaine et immorale, basée sur « la spéculation », le profit immédiat et la propriété privée du sol. Nous y avons cru nous aussi, et nous avons le plus grand mal à faire le deuil des concepts « d’appropriation collective » ou de « municipalisation des sols ».

Le temps des villes : tracer, découper, construire, entretenir

Le temps des villes est différent pour les journalistes (le scoop), les hommes politiques (l’horizon de la mandature), les urbanistes et promoteurs sociaux (amortissement trentenaire des barres), les paysagistes (qui comptent en demi-siècles), les habitants (parcours résidentiels fractionnés et durée de vie moyenne de 85 ans), les historiens et les archéologues (qui ont l’éternité devant eux). Rien de plus difficile à harmoniser démocratiquement que ces temporalités contradictoires. Nous pensons qu’il faut avoir le courage, y compris politique, de revenir à la trinité urbaine conventionnelle : l’îlot, la parcelle, la maison. C’est-à-dire de tracer, découper et construire : tracer d’abord des voies pérennes, sinon éternelles ; découper ensuite des parcelles, susceptibles de se reproduire, de se diviser ou de s’agglomérer à une échelle séculaire ; construire enfin des bâtiments transformables et réparables sur plusieurs générations. Nos logements, nos écoles, nos lieux de travail, nos commerces, nos institutions, nos villes, manquent moins d’innovation que d’entretien.

Il ne serait peut-être pas inutile non plus de réfléchir à la « programmation », c’est-à-dire la parcellisation maniaque des « fonctions » de la ville, dont on voit bien qu’elle est un vestige du taylorisme totalement discrédité par ailleurs. Cette réflexion pourrait s’appliquer immédiatement à la technologie des déplacements, qui participe certes à la fabrication de la ville, mais ne saurait se substituer à elle. La place et le rôle du véhicule individuel, dont l’avenir n’est pas plus assuré que celui de la chaise à porteurs, fait problème. Pourquoi ne pas tenter de maîtriser le monstre automobile à l’arrêt, plutôt que de « faciliter » sans cesse ses déplacements ? Pourquoi ne pas tenir compte du déjà là, le grand paysage, le relief, les eaux pluviales, la perméabilité du sol ?

Mais je m’aperçois que je suis en train de vous infliger une nième doctrine urbaine, aussi peu scientifique sans doute que celles que je viens de caricaturer. Revenons à la pratique, avec une opération menée en « banlieue » parisienne depuis deux ans (les Terrasses de Nanterre), et l’autre en « périphérie » toulousaine depuis un an (« les Cinq Cours d’Andromède »). Notre atelier a eu doublement de la chance : celle de remporter des concours où la demande d’espace publique était très forte (un « axe » à Nanterre, une « base de loisirs » à Toulouse-Blagnac) ; et celle de pouvoir surfer sur le rejet des modèles antérieurs (béton-verre-bureaux à Nanterre,  pavillonnaire tout-voiture à Toulouse).

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