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Pierre-Frédéric Tenière-Buchot, Jean-François Donzier, Michel Lafforgue

Groupe de travail Transition écologique et rationalité

25/05/2023

La question de l’eau dans le monde : faut-il s’angoisser ?

> Document transition écologique <


Pierre-Frédéric Tenière-Buchot, Jean-François Donzier, Michel Lafforgue

Note préliminaire :

Pierre-Frédéric Ténière-Buchot avait  accepté  de  rédiger  un  article  pour  les Cahiers Rationalistes : La question de l’eau dans le monde : faut-il s’angoisser ? Il était gouverneur du Conseil mondial de l’eau, ancien directeur de l’Agence de l’eau Seine-Normandie, chevalier de la Légion d’honneur. Pierre-Frédéric Ténière-Buchot est brutalement décédé le 17 octobre 2022. Il avait commencé à rédiger l’article. Jean-François Donzier, ingénieur général honoraire des Ponts, des Eaux et des Forêts, secrétaire général honoraire du Réseau International des Organismes de Bassin, chevalier de la Légion d’honneur et Michel Lafforgue, directeur de projet et expert à la Direction Technique de Suez Consulting, vice-président de l’A-IGECO et membre de l’Académie de l’eau, ont accepté de compléter l’article de Pierre-Frédéric Ténière-Buchot, en respectant strictement l’écrit initial de celui-ci (leur contribution est en italique). Qu’ils soient chaleureusement remerciés pour ce travail délicat en forme d’hommage au grand savant décédé.

Prélude : « L’homme dissipe son angoisse en inventant ou en adaptant des malheurs imaginaires. »

Raymond Queneau, Le Chiendent (Gallimard)

PRÉAMBULE

 Il y a deux fois plus d’eau superficielle et souterraine que de terres émergées sur la planète qui porte donc un nom usurpé. Une  quantité  infime est disponible pour les usages dont l’accroissement est encore plus rapide que celui de la démographie. Le stress hydrique (quotient entre des ressources économiquement disponibles et le nombre d’habitants) est facteur d’angoisse.


NB : Mdm3 pour milliard de m3 (et non million de dm3)

Si l’eau est abondante sur la Terre, si on exclut les eaux salées et celles sous forme de glace, il ne reste que 1 % d’eau douce liquide, potentiellement disponible pour satisfaire les besoins humains. Mais l’essentiel se trouve dans les nappes souterraines et pas forcément là où sont les besoins. Par ailleurs, les précipitations (pluies ou neige) ne sont pas uniformes, ni dans le temps,  ni sur le territoire. L’eau douce est donc très irrégulièrement répartie entre les régions du monde (pays arides versus pays humides) et sujette à de très fortes irrégularités saisonnières et de grandes fluctuations interannuelles.
Des pluies peuvent être violentes, se concentrant sur quelques semaines par an et provoquant alors des inondations parfois meurtrières et dévastatrices dont l’essentiel du débit ne peut être stocké et retourne à l’océan, et être suivies ensuite de longs mois de sécheresse. C’est le cas du climat méditerranéen ou des zones de mousson. À l’inverse, ce n’est pas parce qu’il tombe très fréquemment un petit crachin, sur une longue période annuelle, que l’eau disponible n’est pas globalement rare comme par exemple en Europe du Nord-Ouest.
Rapportées aux populations, les ressources en eau sont révélatrices des niveaux de richesse ou de pauvreté en eau des pays. Elles vont d’une extrême pauvreté avec moins de 100 m3/an/habitant (par exemple à Gaza ou Malte), à la surabondance avec plus de 10 000 m3/an/habitant. Au-dessous du seuil de 1 000 m3/an/habitant, des tensions apparaissent entre les besoins et    les ressources, notamment lorsque l’irrigation est nécessaire. Le « seuil de pénurie » se situe à 500 m3/an/habitant.
Dans le bassin méditerranéen, huit pays, dont la population totale est de 115 millions d’habitants, se trouvent, d’ores et déjà, au-dessous du seuil de 1 000 m3/an de ressource naturelle (moyenne annuelle) par habitant. Dans six pays (comptant une population de 28 millions d’habitants), les ressources tombent sous les 500 m3/an/habitant : Israël, Jordanie, Libye, Malte, Territoires Palestiniens, Tunisie.
Le stress hydrique, comme l’insécurité alimentaire, seront aggravés par la démographie qui pourrait atteindre 10 milliards d’êtres humains à la fin du 21e siècle, avant de plafonner ou décroître. Certains pays, comme la Chine, voient déjà leur population décroître, notamment du fait du vieillissement. Le planning familial et l’éducation des filles sont des leviers efficaces d’un contrôle démographique : il existe en effet une forte corrélation entre  le niveau d’instruction des filles et le nombre d’enfants par femme.

Le réchauffement climatique, qui est maintenant avéré, conduit à un renforcement des phénomènes extrêmes, comme les inondations et les sécheresses, l’érosion, les tornades et les ouragans.
La fonte des glaciers et la diminution de l’enneigement hivernal vont modifier le régime des écoulements depuis les zones de montagne qui ne joueraient alors plus comme c’est le cas aujourd’hui, leur rôle de « châteaux d’eau » du monde… L’hydrologie des principaux grands fleuves de la planète en sera modifiée (avec plus d’inondations et plus de pénuries en saison sèche). C’est le cas par exemple de fleuves emblématiques comme le Gange ou l’Indus, mais aussi la Garonne, le Rhin, le Rhône, le Pô ou le Danube.
Désormais, compte tenu de l’accroissement des besoins et des pollutions dues aux activités humaines, et sans modifications drastiques des pratiques actuelles, l’eau douce risque de devenir souvent l’objet d’âpres compétitions entre ses usagers potentiels.
La surexploitation des nappes d’eau souterraines peut également entraîner leur épuisement, le tarissement des rivières qu’elles alimentent, ou la remontée des eaux salées ou saumâtres en zone côtière.

PARTIE 1 : LES DEUX DISCOURS DE L’EAU

 L’approche idéologique américaine des années 50 : « vive l’eau qui nous lave et qui nous rend beaux » (exhortation d’Onc’ Donald à ses neveux pour qu’ils prennent une douche de temps à autre, Journal Mickey). C’est un point de vue rationnel et universel de l’offre en eau pour ses usages et ses usagers. L’approche idéologique (également des USA) des années 70, plus imaginaire et médiatique sur l’environnement (Gaia, un panthéisme) et son devenir à long terme (paradisiaque ou infernal). Ici c’est la demande globale en eau de la nature qui est privilégiée, pas uniquement celle de l’Homme.
Quelle rationalité peut-on (doit-on) établir entre ces deux approches difficilement conciliables ?

On constate une évolution de l’approche « hygiéniste », apparue en Europe dès le milieu du 19e siècle. Celle-ci vise à améliorer la santé, à apporter l’eau potable aux populations et parallèlement à évacuer les eaux usées loin des agglomérations, tout en recouvrant les rivières polluées pour protéger la santé des habitants. C’est la logique du « tout tuyau ». Elle s’oppose à une logique d’aménagement plus naturelle, où l’eau est visible et valorisée, corrélée à ses différents usages, à la prévention des risques naturels, à la protection et la restauration de l’environnement et de la biodiversité.

Sur les 17 Objectifs du développement durable (ODD) des Nations Unies, 9 sont directement ou indirectement corrélés avec l’eau, ce qui prouve l’importance voire l’omniprésence de l’eau dans le bien-être humain, de nos sociétés, et de l’environnement.


Avec  le développement et la concentration urbaine des populations, les pollutions rejetées, industrielles, urbaines et agricoles créent, au moins localement, des situations dangereuses pour l’hygiène et la santé humaine, dégradent les écosystèmes et empêchent la réutilisation successive de la ressource d’amont vers l’aval et dans les nappes.
Le PNUD[1] estime que 85 % des pollutions mondiales dues aux activités humaines sont rejetées sans traitement dans les milieux naturels.
Le traitement des rejets, permettant la réutilisation des eaux épurées, est une nécessité. La plupart des très grandes villes du monde des pays émergents et en développement, n’ont pas encore de réseau d’assainissement satisfaisant, ni bien sûr de systèmes de traitement des eaux usées avant rejet dans le milieu naturel. La mise à niveau de cet assainissement suppose des moyens financiers très conséquents (dont les bénéfices induits sont cependant supérieurs aux investissements à engager).
Ces rejets concentrés des eaux usées domestiques ou des eaux industrielles non traitées ont des conséquences considérables tant écologiques que sur la santé humaine. Elles génèrent macro polluants (matières organiques, nutriments, MES[2]…) et micropolluants (métaux lourds, pharmaceutiques, composés organiques variés…). Les maladies hydriques sont ainsi la première cause de mortalité humaine dans le monde.
Les pollutions diffuses de l’agriculture (dues aux déjections des élevages  et à l’emploi des engrais chimiques et produits phytosanitaires) ont des effets potentiellement désastreux sur les rivières et plus encore sur les nappes.
La production d’électricité thermique et électronucléaire crée aussi une pollution thermique rejetée dans le milieu naturel.
L’extraction de granulats et l’activité minière créent des perturbations énormes du régime des cours d’eau et de l’écoulement des nappes, des risques de glissement de terrain et d’érosion et des pollutions significatives en alluvions et en produits toxiques.
Il faut se rappeler que  des  rejets  même  limités  dans  des  cours  d’eau de faibles débits ou dans des milieux sensibles ont des effets destructeurs importants. La pollution des nappes d’eau souterraines sera extrêmement longue à résorber.
Enfin, les  aménagements  comme  l’absence  d’entretien  approprié des cours d’eau et des zones humides modifient considérablement leur fonctionnement hydraulique et hydro-biologique.

Globalement, il est désormais fréquent que dans des régions où l’eau n’est pourtant pas rare son usage soit rendu impossible par la pollution. L’absence de traitement des eaux usées y empêche leur recyclage et réutilisation, notamment pour l’irrigation.

Malgré cette criticité, on observe un gaspillage inadmissible : dans la majorité des situations, les difficultés proviennent d’abord d’une absence ou d’une insuffisance d’organisation collective et d’une irresponsabilité des consommateurs.
Les chiffres avancés, en  moyenne  mondiale,  mettent  en  évidence des pertes par évaporation et infiltration de l’ordre de 70 % en irrigation traditionnelle. Des techniques d’irrigation diverses, traditionnelles ou modernes, coexistent ; des demandes en eau à l’hectare très variées (2 000 à 20 000 m3/an) en résultent. Les techniques modernes réduisant les doses d’irrigation se développent inégalement selon les pays. Très répandues en Israël, à Chypre, en Jordanie, elles occupent une moindre place au Maroc (16 % des surfaces irriguées), en Tunisie (11 %), en Syrie (seulement 1 %), en Égypte (27 %).
En ville, le taux des fuites sur les réseaux d’eau potable varie de 5 % à 50 % (5 % à Singapour, 20 % en France, et de 30 à plus de 50 % dans de nombreux pays en développement).
L’efficacité des barrages-réservoirs est réduite par la forte évaporation qui affecte les plans d’eau. En Algérie, par exemple, les retenues évaporent de 1,3 à 2,2 milliards de m3/an.
Ainsi, avant d’aller chercher à mobiliser de nouvelles ressources, la priorité est à un usage optimum des ressources actuelles donc à la lutte contre les gaspillages qui sont énormes, et à convaincre les utilisateurs, et d’abord les irrigants, de rationaliser leurs usages et de moderniser leurs installations, voire de changer leurs pratiques culturales.
Cela nécessite des politiques suivies sur le long terme associant l’éducation des populations rurales encore trop souvent pauvres et insuffisamment formées dans beaucoup de pays en développement, la vulgarisation des  techniques économes en eau, l’accès aux financements et notamment aux micro-crédits ; il n’y aura d’effet que par une action renforcée et de longue haleine !
À ce propos, il est utile de faire la distinction entre sécheresse et pénurie. Cette dernière étant d’abord liée à un déséquilibre permanent et structurel entre les ressources disponibles et les différents prélèvements.
Dans certaines régions arides, il n’est pas raisonnable de vouloir développer l’agriculture irriguée ou de nouvelles « Las Vegas », en particulier sur des ressources non renouvelables, tels que les aquifères fossiles. Le recours à la désalinisation de l’eau de mer, s’il est géographiquement possible, est très consommateur d’énergie qui devrait être « verte » et décarbonée.
Les villes quant à elles doivent d’abord rechercher les fuites de leurs réseaux publics avant de se lancer dans la mobilisation de nouvelles ressources.
Jusqu’ici  on  a  pratiqué  une  politique  de  l’offre  systématique  visant   à satisfaire n’importe quels usages, sans se poser de questions sur leur rationalité.
Il faut désormais passer à une approche nouvelle qui privilégiera la rationalisation de la demande et une réflexion sur l’aménagement du  territoire qui prendra en compte l’eau comme facteur limitant certains types de développement.
Un transfert d’eau d’un bassin excédentaire à un autre déficitaire ne doit s’envisager qu’en dernier recours, après des études sérieuses d’impacts économiques et écologiques et après avoir repensé l’ensemble des demandes en eau pour les rationaliser en préalable et dans le cadre d’une concertation avec tous les partenaires pour arriver à un consensus sur le long terme.
Le recours à des technologies, équipements, variétés culturales et pratiques économisant l’eau, le recyclage et la réutilisation des eaux usées épurées, des eaux de pluie, des eaux grises, la recharge des nappes (plutôt que des stockages superficiels), le dessalement de l’eau de mer, sont des priorités absolues.

 PARTIE 2 : RÉFLÉCHIR POUR CONNAÎTRE MIEUX OU POUR AGIR (PLUS OU MOINS BIEN) ?

 Quelques rappels sur la globalité de l’eau :

  • À l’échelle de la planète, l’eau est un bon exemple de la loi de Lavoisier (Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme) avec un bémol de décalage temporel pour la partie d’eau consommée par l’agriculture, par exemple.
    Une autre loi éternelle intéresse la pollution des eaux (cf. les écuries d’Augias) ou loi de la poussière et du tapis. On ne détruit jamais la poussière. On ne fait que la déplacer (parfois sous le tapis de la patronne pour la cacher). L’assainissement des eaux polluées est similaire. Sans      y penser, la dépollution revient à transférer les déchets, plus ou moins transformés, des plus riches pour rejoindre ceux qu’entassent les plus pauvres… Il en est pareillement pour le choix de milieux récepteurs différents (enfouissement, rejets en mer, dans l’air). Y réfléchir à plus grande échelle reste à entreprendre.
  • La politique de l’eau ne se limite jamais à sa nature liquide et banale. Elle est globale et inclut à l’eau potable, l’assainissement et le devenir des déchets, l’hygiène et la santé publique, l’irrigation, l’énergie (production, refroidissement), la navigation, les usages récréatifs, la pêche, la protection des milieux « naturels »… (dans l’ordre dégressif de l’action politique et financière). Des contraintes et circonstances viennent renforcer ou limiter cette politique : spécificités territoriales (urbaines et rurales), conditions et modifications climatiques (sécheresses, inondations, risques naturels), démographie, conflits armés, niveau socio-économique local (pauvreté, famine), corruption et spéculation.


Et quelle économie ?

  • L’économie de l’eau a des règles sévères. Les observer est pénible et coûteux. Les ignorer sciemment ou par méconnaissance est rédhibitoire. Par rapport aux demandes foisonnantes pour l’eau (de la beauté d’un lac limpide à la saveur d’un verre d’eau au robinet), l’eau disponible est Elle a un prix pour ceux qui peuvent payer. Elle n’en a pas pour ceux   qui ne peuvent pas payer et qui très vite (quelques années) seront privés d’accès à l’eau. Sous tous les régimes (autoritaires, libéraux et même celui − rarissime – collectif des « communs »), ne pas payer l’eau des usages (ou ne pas recevoir une aide sociale de substitution) entraîne la disparition ou la mutation de ces usages (cas pour l’agriculture notamment). À noter toutefois que dès qu’elle est payée, l’eau tend à augmenter son prix sous la pression de demandes plus grandes et exigeantes. La régulation par une autorité est nécessaire pour maîtriser ce phénomène et établir un équilibre (fragile) accepté. Ne pas agir et laisser faire est folie.
  • Le prix de l’eau complet (avec l’assainissement, la lutte contre  les  crues, la protection des milieux, etc.) ressortit d’abord des conditions financières de la période considérée. Il faut rembourser les emprunts du capital des installations et assurer les frais de personnel, les dépenses de remplacement et de R&D pour la modernisation technologique. Comme toujours en matière financière, la transparence et les débats sont en ordre proportionnel inverse à l’importance des sommes en jeu…
  • Ceux qui payent le prix de l’eau complet font d’abord partie de la collectivité locale et nationale (par l’impôt et l’emprunt public) puis à titre d’usager direct (par le prix facturé au volume, les taxes qui s’y appliquent, les taxes supplémentaires pour les déchets enlevés ou pour des programmes spécifiques à but écologique par exemple). La complexité des institutions de facturation (publiques, privées, mutualistes, syndicales) résulte des compromis historiques négociés et perpétuellement remis en cause. Les quatre vertus cardinales (prudence, tempérance, courage et justice) sont ici particulièrement requises.
  • Fiscalité de l’eau et sévérité de la réglementation vont de La force (la faiblesse) de l’une accompagne celle de l’autre dans une rationalité pouvant devenir peu sympathique quand le comptage de l’eau et la surveillance (photographique et télédétection) sont trop systématiques.

Le financement de la gestion des ressources, des investissements, du renouvellement et du fonctionnement des services doit être garanti de manière satisfaisante et sur le long terme.

 Il n’y a pas de miracle : tous les coûts doivent être couverts pour un fonctionnement satisfaisant et il est donc nécessaire de garantir les ressources financières correspondantes.

 Selon l’OCDE, elles peuvent provenir :

  • des Taxes prélevées aux niveaux national, local ou de bassin ;
  • des Tarifs payés par les utilisateurs pour le service qu’ils reçoivent ;
  • des Transferts, qui peuvent provenir notamment des secteurs économiques rentables liés à l’eau, comme l’électricité, les mines ou les transports fluviaux…
    C’est ce qu’on appelle la « règle des trois T » – Taxes – Tarifs – Transferts.

Bien sûr, quel que soit le système adopté, il faut tenir compte des capacités de participation des populations défavorisées en introduisant les péréquations nécessaires, mais aussi des mécanismes de solidarité, notamment entre l’aval et l’amont.
L’installation de compteurs et la mise en place d’une tarification progressive liées aux volumes consommés et pollutions rejetées ont été testées dans de nombreux pays et présentent l’avantage d’encourager aux économies d’eau. Il est clair que, dans la plupart des pays, les tarifs pratiqués ne couvrent généralement pas le coût des services et de la gestion des ressources. Mais c’est possible pour un prix de l’eau raisonnable (notablement en deçà des prix que les habitants paient pour l’électricité ou leur téléphone portable).
En France, le budget des Agences de l’eau repose sur l’application du principe « utilisateur-payeur » et « pollueur-payeur ». Les Agences perçoivent des taxes sur les prélèvements et les rejets de tous les usagers qui affectent   la qualité de l’eau ou en modifient le régime dans le bassin. Ce sont des    taxes destinées à améliorer la gestion de l’eau : C’est le principe « l’eau paye l’eau ».

Les chiffres montrent la faiblesse du prix de l’eau partout (par rapport à celui des énergies) et les conséquences sociales et économiques du droit de l’eau (cf. Henri Smets).

Face aux enjeux, s’il faut maintenant réagir vite avant qu’il ne soit trop tard, beaucoup d’ajustements ne sont réalisables que sur un temps long.       La maîtrise de l’eau et son adaptation aux effets du changement climatique supposent des investissements très importants, dont les montants actuels doivent être très significativement augmentés et se chiffrent au minimum à plusieurs dizaines de milliards d’euros rien que pour la France. Au niveau international, la Banque Mondiale avance le chiffre de 150 à 200 milliards de $ par an, ce qui représente entre un doublement, voire un triplement des financements actuels.
De tels niveaux d’investissement ne peuvent être mobilisés, par les différents acteurs publics ou privés, que sur le moyen et long terme, dans le cadre d’une vision commune de l’avenir, dont la prospective est compliquée (mais rendu d’autant plus nécessaire) par les incertitudes dues au changement climatique. Les actions à envisager doivent être planifiées dans le cadre de schémas directeurs consensuels, dont le financement et la réalisation doivent faire l’objet de programmes pluriannuels coordonnés et réalistes régulièrement actualisés.
Il faut tenir compte de ce que la réalisation des grands projets nécessite beaucoup de temps entre l’évaluation des besoins à satisfaire, l’étude technique et financière du projet, les procédures préalables, les éventuelles modifications législatives et réglementaires, les recours possibles, la mobilisation du financement, les acquisitions foncières, la réalisation du chantier proprement dit, les essais de fonctionnement et l’organisation de l’exploitation et de la maintenance… Si tout va bien, ce qui est rarement le cas, il faut compter une bonne décennie !
La directive-cadre sur l’eau de l’Union européenne, publiée en 2000, ne prévoit sa réalisation complète qu’à l’échéance de 2027 (presque trois décennies !) et, sans doute, celle-ci devra-t-elle être prolongée.
La concertation est une nécessité dans la mesure où il faut repenser notre gestion de l’eau pour la rendre plus résiliente, et que ce ne pourra être réalisé sans un engagement de tous sur la durée.

PARTIE 3 : POUR L’EAU, PEUT-IL Y AVOIR QUELQUES « BONNES » PENSÉES RATIONNELLES ?

  • Depuis le 19e siècle, ce sont les hommes et les femmes gérant l’eau qui façonnent l’organisation et le fonctionnement institutionnels d’un milieu considéré, encore trop souvent, comme Beaucoup d’observateurs et usagers restent fascinés par l’imaginaire que l’eau procure, notamment lors des crises météorologiques (pluies diluviennes, ouragans, cyclones) auxquelles l’eau participe en acteur principal.
    Cet intérêt paradoxal pour ce qui dépasse les compétences du moment, délaissant les progrès effectués antérieurement, est une bonne leçon d’humilité pour les décideurs et techniciens de l’eau. À eux d’apprendre à communiquer, à enseigner, à partager en encourageant une gouvernance orientée vers l’écoute des autres avec leurs craintes et rêves.
  • Un tel échange demande du temps immédiat. C’est le cas dans des pays où la question de l’eau est critique – les Pays-Bas, la Hongrie – c’est rarement observé ailleurs. Cet exercice de partage et d’implication nécessite également du temps long, des dizaines d’années qui correspondent aux programmes hydrologiques en cours, durée bien supérieure aux enjeux électoraux qui n’ont en fait que très peu d’influence positive à leur réalisation.
  • Pour l’eau et tout ce qui l’accompagne de technique, économique et social, une politique stratégique rationnelle et efficace nécessite entre 25 et 40 ans avec un ajustement quinquennal.
  • Basée sur des faits expérimentaux et chiffrés − les volumes d’eau et leur qualité s’y prêtent particulièrement bien − une  telle  rationalité  dans les décisions est à encourager mais aussi à surveiller. Quand elles sont malhonnêtes, maladroites et rigides, les mesures préconisées entraînent souvent des oppositions déterminées jusqu’à atteindre la violence. Laisser la place aux rêves, à l’imaginaire utopique  et  dystopique,  est une nécessité rationnelle qui n’est pas à combattre mais à écouter. Pour parvenir à cette écoute, sans chercher à juger, mépriser ou moquer celui qui s’exprime, la « bonne gouvernance » doit mélanger ceux qui ont     des connaissances sur l’eau (ou le croient) avec beaucoup d’autres qui apprennent, voire qui établissent leur conviction sur une ignorance benoîtement assumée… Tous sont utiles, qu’il s’agisse de représentants de l’autorité publique légitime (locale et nationale), de financiers, d’experts gestionnaires et techniciens, d’usagers dans leur diversité, d’observateurs et communicants. Respect et parole sont donnés à tous.


La mise en œuvre de nombreuses décisions ne peut se faire qu’avec   une forte adhésion et une mobilisation de tous les acteurs, publics et privés, collectifs ou individuels.
Dans chaque pays, un cadre juridique clair doit être spécifié qui prévoit les droits et obligations des différents acteurs impliqués, leurs compétences institutionnelles, les niveaux possibles de décentralisation, ainsi que les procédures et moyens indispensables à une bonne gouvernance de l’eau.
La participation de toutes les parties prenantes et de la société civile doit être organisée pour permettre une mobilisation des partenaires associés aux décisions concernant la politique de l’eau dans le bassin, avec des procédures qui définissent clairement leur rôle.
Il faut établir des liens intersectoriels favorisant l’échange d’informations et d’expériences, ainsi que la coordination des actions dans chaque bassin.   En particulier, toutes « les parties prenantes » doivent participer à la définition des objectifs à long terme, à la préparation des plans de gestion ou des plans directeurs, à la sélection des priorités de gestion et d’utilisation de l’eau, à la mise en œuvre des programmes de mesures et d’investissements pluriannuels prioritaires et à la fixation des principes de financement et au calcul des taux qui les concernent.
Il est nécessaire d’établir des liens intersectoriels qui favorisent l’échange d’informations et d’expériences, ainsi que la coordination des actions dans chaque bassin.
Le cadre législatif national doit impérativement donner à ces partenaires l’opportunité de participer aux décisions, sinon les membres ne verront  aucun intérêt à se réunir lorsque leur rôle se réduit à celui d’une chambre d’enregistrement des décisions prises dans d’autres lieux…
Aux côtés des professionnels de l’eau, apparaissent de nouveaux intervenants dont le rôle direct ou indirect sera de plus en plus important.

  • des décideurs individuels : entrepreneurs, industriels, agriculteurs, pêcheurs…
  • ou collectifs : maires de municipalités, collectivités locales, chefs de communautés, dirigeants d’unions professionnelles ou de coopératives, représentants d’associations,
  • des relais d’information : journalistes, enseignants, animateurs d’associations, vulgarisateurs, personnels de santé…
    Ils ont tous en commun de ne pas être des professionnels de l’eau.
    Il est nécessaire d’allouer des ressources importantes pour les sensibiliser et les impliquer, ainsi que le public en général, en particulier les enfants et les femmes, et former leurs représentants à la prise de décision.

Avec le développement rapide d’internet, de nouveaux services en ligne « intelligents » sont développés afin de répondre en temps réel aux questions posées par les responsables ou le public. 

Ainsi, l’accès et le partage mutuel d’informations fiables est la base de toutes concertations et décisions.

 La gestion des ressources en eau doit aussi être organisée et basée sur des systèmes d’information intégrés, permettant de connaître les ressources et leurs usages, les pressions de pollutions, les écosystèmes et leur fonctionnement, suivre les évolutions et évaluer les risques. Car on ne peut pas gérer ce qu’on ne sait pas mesurer.
Ces systèmes d’information devraient servir de base objective pour la concertation, la négociation, la prise de décision, l’évaluation des actions et la coordination du financement.
Mais aujourd’hui, ces informations sont très souvent dispersées, hétérogènes, incomplètes… et ne sont pas toujours comparables ou adaptées aux besoins, pour une prise de décision et une sensibilisation objectives.
Divers organismes publics, parapublics ou privés peuvent détenir l’information, sans moyens suffisants d’échange, de partage, d’harmonisation, de synthèse et de capitalisation de ces informations entre eux, ou de diffusion aux personnes intéressées.
Les systèmes d’alerte contre les inondations, la sécheresse et la pollution doivent être améliorés, développés et coordonnés pour mieux faire face aux catastrophes naturelles causées par l’eau et pour protéger les vies humaines et les biens.
Il s’agit de conceptualiser et d’exploiter de véritables « systèmes » d’information complets, avec mise en place de normes communes. Il doit permettre de surveiller l’état de la ressource et des milieux aquatiques, contrôler les activités ayant des impacts sur l’environnement, élaborer les plans directeurs et programmes de mesures, évaluer les politiques, plans et programmes public, présenter des rapports aux parlements, aux organismes d’évaluation, aux comités de bassin et de sous-bassin, informer les populations des risques naturels auxquels elles sont exposées, conserver sur le  long  terme les données et les partager, organiser l’accès du public à l’information environnementale et publier des données fiables de qualité.
Pour être utiles, les informations ne doivent pas rester sous forme de données brutes, mais doivent être présentées sous une forme compréhensible et utilisable par les différentes catégories d’utilisateurs et d’acteurs, à commencer par ceux qui nous gouvernent.
Un effort particulier devrait être fait avec les centres de recherche pour mieux identifier les changements qui vont intervenir dans chaque bassin.
Des programmes de recherche et des systèmes d’information modernes sur l’eau sont essentiels pour affronter l’avenir. Il faut en garantir le financement.

CONCLUSION

La politique de l’eau dans le monde n’est pas un sujet d’angoisse si l’on s’en occupe en y mettant de la volonté, des connaissances adaptées au territoire considéré, un système d’écoute et de gouvernance souple où tous ont la parole, enfin en veillant à garantir les moyens financiers nécessaires.
Un tel état de perfection hydrologique est observé fréquemment dans   la plupart des pays développés et donc riches. Il l’est parfois dans des pays émergents pour lesquels l’eau est une priorité ressentie mais pas toujours suffisamment mise en œuvre. Les pays en développement moins avancés ont conscience des problèmes de l’eau et en parlent. Ils sont de plus en   plus écoutés mais souvent insuffisamment aidés. L’appropriation de l’eau demande des efforts et du temps.

Dans tous les cas, s’applique à l’eau le précepte philosophique général qui concerne la science (la zététique de Pyrrhon, le vertueux sceptique)) : douter de ce qui a déjà été trouvé et expérimenté, s’appuyer sur ce doute pour chercher encore, s’abstenant de tout jugement hâtif, berceau des futilités.

Tout cela est difficile à concevoir d’abord, à mettre en œuvre ensuite : On ne pile pas l’eau avec un pilon (proverbe antillais).

Deux références récentes de Pierre-Frédéric Ténière-Buchot :

  • « L’eau : à vau-l’eau ? », Futuribles, n° 439, -dec. 2020, p. 53-72.
  • « Happy like a Clam in French Water», Water Alternatives, vol. 6, n° 2, 2013, p. 218-238.

[1] PNUD : Programme des Nations Unies pour le Développement.
[2]Matière en suspension

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