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Christiane Menasseyre

Doyenne du groupe philosophie de l’Inspection générale de l’Éducation nationale

Les Cahiers Rationalistes
n°662

Cahier Rationaliste N°662 - Septembre-octobre 2019

Laïcité et enseignement du fait religieux

C’est dans le cadre de la République, de l’école laïque et… dans le salon Jules Ferry, qu’a été présenté, en mars dernier, le rapport dont notre rencontre est issue, L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque. Le message du président de la République et les paroles du ministre de l’Enseignement scolaire ont fortement souligné la nécessité, la valeur et la portée de la laïcité. En outre, Régis Debray a placé d’emblée cette réflexion dans le cadre incontestable de la laïcité. Nos échanges ont d’ailleurs évoqué ce trait caractéristique de notre école dès le début de notre colloque en le présentant comme allant de soi.

LA LAÏCITÉ COMME PRINCIPE FONDATEUR

Cette laïcité, que nous considérons comme un présupposé évident, vaut pourtant que nous nous y arrêtions afin de bien en évaluer l’horizon, en France et en Europe. En effet, ce qui va de soi risque toujours, un beau matin, un triste matin, de ne plus aller du tout. C’est sans doute à ce risque que, dès le mois de mars, et encore à présent, répondait l’insistance des ministres. Comment accorder l’enseignement du fait religieux et la laïcité, alors que les propos courants traduisent l’expression enseignement du fait religieux par enseignement religieux ou enseignement des religions ? Le débat n’est pas facilité par le fait que des quotidiens n’hésitent pas titrer sur « La religion à l’école », voire sur « Dieu à l’école », ou de manière à peine moins fausse par « L’histoire des religions à l’école ». L’inquiétude est toutefois légitime. En effet, n’y a-t-il pas contradiction entre la laïcité de l’école, plébiscitée par la grande majorité des Français, et l’enseignement du fait religieux ? Le terme fait est-il suffisant à garantir l’objectivité et la scientificité du projet ? Et l’inculture scientifique, l’inculture littéraire ou artistique, au même titre que l’inculture religieuse ne seraient-elles pas aussi préoccupantes ? En réalité, c’est l’inculture en général qui doit préoccuper.
Pourtant, il se pourrait que ce risque soit une chance. Ces inquiétudes ne sont pas superficielles et traduisent une profonde réalité. Chacun sent bien qu’avec l’enseignement du phénomène religieux, on touche à quelque chose de sensible, de vulnérable et de décisif, à quelque chose qui concerne non seulement cet enseignement en lui-même, mais également toute l’institution scolaire. C’est pourquoi il vaut la peine, non pas seulement de présupposer et de décrire la laïcité comme notre horizon, mais d’en comprendre la nature et la portée.
La laïcité est principe. Or, est principe, non pas ce qui est posé au commencement, mais ce qui explique, fonde et oriente.
C’est un principe que l’on saisit d’abord dans une histoire et qui se réalise dans cette histoire. En 1887, Ferdinand Buisson souligne la nouveauté du substantif. De fait, ce n’est pas sous forme de substantif qu’apparaissait jusqu’alors la chose, mais sous forme d’adjectif : morale laïque, école laïque, attitude laïque. Au moment où il apparaît, ce néologisme – le substantif – est nécessaire pour marquer, dans la crise, la continuité d’une histoire. En effet, Ferdinand Buisson présente l’histoire intérieure de la France comme « l’histoire d’une incessante sécularisation », « la longue histoire de la laïcisation où se sont progressivement séparés l’Église et l’État, où de l’une à l’autre ont été transférées l’administration, les finances, la justice et aujourd’hui, non sans crise, l’école ». Il s’est également agi d’affirmer, dès le début, la valeur morale de l’idéal laïque, ni dépendant, ni exclusif d’aucune formule métaphysique, dont tout précepte est immédiatement reconnu juste et vrai par tout homme en son bon sens. Cette affirmation avait pour objet de réfuter l’accusation selon laquelle l’école laïque était une école sans dieu, et donc, sans morale. Accusation alors majeure.
Rationnellement fondée, la laïcité consiste en le droit et le devoir de parler haut et ferme au nom de la Raison, de « ne jamais baisser pavillon par ordre devant une autorité quelconque ». Apparaît alors en pleine lumière l’enjeu de ce long combat : la liberté. Liberté de conscience et de pensée que garantit la laïcité comme principe.
Dira-t-on que ce combat appartient au passé ? Dans sa forme violente, du moins dans nos sociétés, peut-être… Et encore, certains événements permettent d’en douter. Dira-t-on que cette histoire est achevée ? Ne serait-ce pas dire que la liberté est acquise une fois pour toutes et qu’elle n’est en danger nulle part ?
Un principe doit, à chaque époque, être mis en œuvre, à la fois selon ses exigences intrinsèques et dans la singularité du contexte historique, ce qui requiert de chacun, réflexion et action. C’est bien ainsi que la laïcité vaut comme principe.

QU’IMPLIQUE EN GÉNÉRAL LE PRINCIPE DE LAÏCITÉ ?

Inscrite dans le préambule de la Constitution, la laïcité est d’abord un principe fondamental et fondateur de la République. Elle relève d’un idéal universaliste d’organisation de la Cité. Idéal d’un monde commun à tous les hommes par-delà la diversité de leurs options spirituelles et par-delà leurs particularismes, la laïcité vise à unir les hommes par ce qui leur est commun en droit, par ce qui les élève. Nulle discrimination, ni négative, ni positive, ne saurait être inscrite dans la loi commune à tous. La laïcité consiste ainsi à affranchir l’ensemble de la sphère publique de toute emprise exercée au nom d’une religion ou d’une idéologie particulières. Elle préserve par-là l’espace public de tout morcellement.
Les textes sont clairs : le préambule de la Constitution de 1946 et la Constitution de la Ve République (1958) l’affirment : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ».
La puissance publique se veut ainsi indifférente à toute détermination particulière, notamment confessionnelle. Mais indifférence ne signifie pas vacuité. L’idéal laïque a positivement pour substance deux exigences indissociables : la liberté radicale de conscience fondée sur l’autonomie de chacun et l’égalité des hommes, quelle que soit leur option spirituelle.
Cette double affirmation passe par une troisième, qui en constitue le moyen. Il s’agit de la stricte séparation du public et du privé, instituée par la loi du 9 décembre 1905.

À ce stade, trois précisions me semblent devoir être formulées.

Il s’agit bien d’une liberté de conscience, et non pas d’une liberté religieuse.
Cette liberté donne tous ses droits à une conscience autonome. La laïcité ne concerne d’ailleurs pas en droit la seule religion, mais également les options idéologiques, voire politiques et économiques. Ce n’est au demeurant pas contre la religion en tant que telle que s’affirme la laïcité, mais contre l’emprise religieuse. Plus généralement, elle s’exerce contre toute captation ou mise en cause de la chose publique par des intérêts idéologiques particuliers.

• Il importe d’opérer deux distinctions : public/collectif et privé/individuel.
Est collectif ce qui est commun à beaucoup. Est public ce qui est commun à tous, en droit et en fait. De même, le champ du privé n’est pas seulement celui de l’individuel. En effet, des associations collectives sont, elles aussi, d’ordre privé. La distinction fondamentale en matière de laïcité est bien celle du public et du privé.

La loi respecte toutes les croyances.
Il faut bien comprendre cette proposition. Elle figure dans notre Constitution, mais apparaît ambiguë. Qu’est-ce qui est, exactement, objet de respect ? Les croyances, ou l’être humain qui en est porteur ? Celui qui est vraiment objet de respect, c’est l’homme dans sa croyance et dans son rapport à sa croyance. Il s’agit de respecter non pas tant les croyants, que les êtres humains, dans leur liberté de croire (ou de ne pas croire) et d’accorder le même respect à tout être humain, quelle que soit son option. Mais les croyances elles-mêmes, ou plutôt tous les contenus de croyance, ne sont pas nécessairement ni également respectables. Ils méritent attention, interrogation… et décision, jugement.

De tels textes établissent un lien fort et original entre chacun et la chose publique, entre le citoyen et la République. La laïcité est ainsi solidaire d’une représentation politique qui mérite vraiment le nom de bien commun.

Il nous faut à présent nous interroger sur le champ propre de notre interrogation. Sous quelles conditions le principe de laïcité régit-il l’école ? Entre la communauté politique et l’école, il y a un lien tout à fait consubstantiel.

QU’IMPLIQUE, À L’ÉCOLE, LE PRINCIPE DE LAÏCITÉ ?

Qu’implique ce principe de laïcité pour l’école ? Et, pour la question présente, à quelles conditions est-il légitime, pour une école laïque, d’enseigner le fait religieux ? Nous sommes là au cœur de la question car le champ politique et cet organe de la République qu’est l’école ont bien le même horizon.
Les exigences de la laïcité sont nécessaires, indispensables à l’école, comme le confirment les textes : les plus anciens, les fameuses lois de la IIIe République – qui pourtant ne l’introduisent que comme corollaire de l’obligation -, la circulaire de Jean Zay, comme les plus récents, la circulaire de 1989 et, surtout, celle de 1994 qui, pour la première fois, fait explicitement de la laïcité « l’un des fondements de l’école publique ». Cependant, la laïcité prend à l’école une figure et une force particulières.
Il nous faut en effet avoir toujours présente à l’esprit la singularité de ce lieu qu’est l’école. Sous un triple aspect, l’école est un lieu singulier.

L’école est ce lieu où visent à s’unir l’universel et le particulier.
Si l’universel, confondu avec l’uniformité, si la raison, réduite à la « rationalité technique » et ainsi mutilée, ont aujourd’hui mauvaise presse, s’ils ont pâti, l’un et l’autre, des critiques, inégalement pertinentes, adressées aux Lumières, il est sans doute nécessaire de se souvenir, face à la montée des communautarismes, que c’est par l’effort de comprendre, de se comprendre, que les hommes dans la particularité de leur histoire et de leur culture peuvent espérer parvenir à « l’accord des esprits » et peut-être des peuples.

Il y a une temporalité propre à l’école, car c’est à des êtres en devenir qu’elle s’adresse.
La liberté de conscience et, surtout, l’égalité de tous y ont un statut différent de celui qu’elles ont dans la vie civile ou dans la communauté politique. Y a-t-il égalité à l’école ? Oui et non ! Il y a effectivement égalité des personnes et même, en un sens, égalité des esprits, en ce qu’ils sont capables de connaître. Mais il y a inégalité dans l’ordre des savoirs et c’est d’ailleurs l’une des raisons d’être de l’école.

• La liberté.
La liberté connaît, elle aussi, elle enfin, un statut propre à l’école. Certes, les élèves sont essentiellement libres. Mais ils ont aussi à le devenir, à prendre distance, une distance réfléchie, par rapport aux coutumes, aux modes et aux dogmes. À l’école, la liberté est émancipation. Or, ce travail est nécessairement lent. C’est lentement que se construisent l’égalité et la liberté.

Cette temporalité propre de l’école exige une laïcité particulièrement vigilante et je ne résiste pas au plaisir de vous lire ces quelques lignes de Ferdinand Buisson :

« Citoyens, réfléchissez ! Est-ce qu’on apprend à penser comme on apprend à croire ? Croire, c’est ce qu’il y a de plus facile, et penser, ce qu’il y a de plus difficile au monde. Pour arriver à juger soi-même d’après la raison, il faut un long et minutieux apprentissage. Cela demande des années. Cela suppose un exercice méthodique et prolongé. C’est qu’il ne s’agit de rien de moins que de faire un esprit libre. »

L’exercice de la raison, indissociablement exercice de liberté, est long et difficile, mais capital. Il ne saurait s’accomplir sans laïcité. La laïcité à l’école est ainsi solidaire d’une philosophie de la liberté comme émancipation.
Dès lors, nous sommes enfin en mesure de nous poser la question de l’enseignement du fait religieux.

À QUELLES CONDITIONS L’ENSEIGNEMENT DU FAIT RELIGIEUX PEUT-IL S’INSCRIRE DANS CE TRAVAIL D’ÉMANCIPATION ?

Si toute ignorance est facteur de crainte, de superstitions et de servitude, l’ignorance du phénomène religieux doit pouvoir trouver remède. Comme toute autre ignorance. Car toutes les ignorances sont génératrices de servitude.
Il va de soi que s’il s’agissait d’une morale imposée ou d’un prosélytisme diffus, tout serait nié, y compris l’enseignement du fait religieux comme enseignement même. Dans notre tradition, il est clair que l’enseignement du fait religieux ne peut être une morale, comme il l’est dans certains pays étrangers où l’on parle plutôt d’ailleurs d’enseignement de la religion (ou des religions).

C’est donc d’abord dans un enseignement renforcé des humanités, dans les disciplines elles-mêmes et non de manière séparée (ce qui est acquis) qu’il est possible. Dans l’enseignement des lettres, de l’histoire, des langues, de la philosophie, et d’abord dans et par la lecture, qui exerce à parler et à penser. Dans la présence des univers artistiques et de manière plus générale, du symbolique, de ses divers registres et degrés. Une distinction décisive doit être opérée entre le savoir et la croyance, ce qui n’est pas si facile, notamment en raison de ce que Régis Debray appelle des faits de croyance. Une deuxième condition concerne les maîtres : un tel enseignement suppose des maîtres compétents, c’est-à-dire instruits et soucieux d’analyse et de réflexion, attachés en outre à une stricte déontologie.
D’où le rappel de principes et quelques pistes pour leur formation.

Dernière condition, ou la première de toutes : une affirmation claire de la laïcité, laquelle doit y trouver une nouvelle vigueur. Car cela exige de la laïcité qu’elle soit davantage consciente d’elle-même et qu’on ne la considère pas comme quelque chose de définitivement acquis. Montesquieu disait qu’il n’y a de République que s’il y a des républicains. De même, il ne peut y avoir d’école laïque que s’il y a des esprits laïques. Que soient ainsi toujours présents une attention à la laïcité et même, un enseignement de la laïcité, dans son histoire et sa portée, selon ses exigences mêmes et ses principes, les mêmes que ceux énoncés ci-dessus : liberté de conscience et égalité de tous, stricte séparation du public et du privé.

Et l’on peut formuler quelques pistes de travail :

• inviter à la vigilance sur les mots et les concepts ;
• associer au savoir historique sur les faits religieux (ceux des trois grands monothéismes mais aussi ceux des religions mortes, et des religions sans dieu, bien instructives pour comprendre le phénomène religieux) un travail d’ordre non seulement sociologique mais aussi philosophique ;
• inscrire une réflexion sur la laïcité et l’école et sur leurs histoires respectives, indissociablement liées.

CONCLUSION

La laïcité est garantie d’une liberté de pensée pour le citoyen dans une communauté politique. Elle est garantie d’un esprit libre, et donc d’un homme libre. Ce dernier a-t-il à recevoir un enseignement portant sur le fait religieux ? Oui, sans doute, dans la mesure où il s’agit d’une dimension de notre culture et de bon nombre d’autres cultures et qu’il vaut toujours mieux connaître plutôt qu’ignorer. Mais si cet enseignement doit avoir un sens, c’est seulement dans une école où s’affirme la laïcité et qui allie humanité et liberté. La laïcité est l’élément de l’école. Elle est non seulement l’horizon de l’école, mais également l’air dont elle vit. Hors de son élément, l’école périt, et avec elle, la liberté dont elle est le chemin.

Christiane Menasseyre

Texte extrait des Actes du séminaire « L’enseignement du fait religieux », CRDP de Versailles, 2003, coll. « Les Actes de la DESCO », p. 24-28.

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