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Michèle LEDUC

Membre de l’UR

Raison présente
n°223-224

Les Cahiers rationalistes

L’île au bonheur
Hommes, atomes et cécité volontaire

de Harry Bernas, Traduction de Nancy Huston.
Éditions Le Pommier, 2022, 327 pages, 24 €

On a tendance à croire qu’on est les premiers à poser des questions. En fait, je suis sidérée de voir que les êtres humains ont déjà pensé tout l’essentiel, et que tout ce qui est possible et imaginable devient réalisable dès que c’est effectivement concevable.

Françoise Héritier

Ces mots de Françoise Héritier, lors d’un de ses derniers entretiens, peuvent donner un sens à cet essai visiblement longuement médité par Harry Bernas. Son titre est intrigant :  île au bonheur est la traduction de Fukushima (île de la tolérance) en japonais. Le sous-titre Hommes, atomes… laisse présager une réflexion sur le nucléaire et son histoire, nourrie des connaissances scientifiques de l’auteur, physicien reconnu et ancien directeur de recherche au CNRS. A l’heure où la France relance un programme gigantesque de construction de centrales nucléaires, et lorsque la guerre en Ukraine ranime la terreur autour des armes nucléaires tactiques, ces rappels abondamment documentés ont tout à voir avec la science et sont particulièrement bienvenus.

On aurait tort cependant de limiter au nucléaire la portée de l’ouvrage, dont le sens essentiel est une méditation sur la cécité volontaire, tissée dans l’histoire du monde et celle de la propre vie de Harry Bernas. La richesse et l’originalité très particulière de ce récit captivant tiennent, aux dires de l’auteur lui-même, à ce qu’« il mêle deux, voire trois histoires : l’enchaînement qui a mené à Fukushima, le chemin incertain des scientifiques vers un présent et une science lestés par la bombe [d’Hiroshima] ; et, herbes folles dans les fissures de cette histoire, des bribes de ma propre vie ».

L’enfant juif de neuf ans réfugié à Brooklyn, loin de l’Europe nazie, découvre l’antisémitisme rampant en même temps qu’il entend, étonné, la déclaration du président Truman après l’explosion en 1945 de l’arme suprême qui a fait d’un seul coup plus de 100 000 morts : « ce que nous venons de faire est le plus grand succès de la science organisée de toute l’histoire ». 

Fermi, Szilard et d’autres confirment en 1942 la possibilité de provoquer une réaction en chaîne de production de neutrons dans le plutonium ou l’uranium, préalable à la mise au point tant d’une bombe à fission nucléaire que d’un réacteur pour produire de l’énergie. A Paris Joliot met à l’abri loin des mains nazies « l’eau lourde » nécessaire à la fabrication d’un réacteur, tandis qu’est lancé le projet Manhattan à Los Alamos, dont on connaît le résultat. Harry Bernas ne manque pas de souligner l’absence d’état d’âme des grands scientifiques, héros équivoques, impliqués dans le développement des bombes A, et après guerre des bombes H surpuissantes, dont le célèbre Oppi (Oppenheimer) qui a l’habitude de jongler entre contradictions et ambiguïtés. Toute la science est d’ailleurs logée à la même enseigne, la chimie en particulier, avec par exemple Louis Fieser, découvreur fier et sans remords de l’atroce napalm utilisé par les Alliés pour anéantir des villes comme Dresde puis Tokyo pendant la guerre, puis par les Français au Cambodge et les Américains au Vietnam.

Après la guerre un tournant est pris avec le discours « Atomes pour la paix » du Président Eisenhower en 1953. Dès lors l’ingénierie nucléaire devient un jouet entre les mains de stratèges politiques, d’abord militaires puis civils. Et tout découle de la guerre froide qui obsède les États-Unis. Le chapitre intitulé « la fission compte » – rempli d’informations très utiles aujourd’hui dans le contexte de la transition énergétique – explique comment la recherche sur les meilleurs types de réacteurs nucléaires est bousculée par l’agenda politique de l’époque.  Le monde entier s’initie ainsi à la technologie du réacteur à eau légère, qui comporte pourtant un risque intrinsèque de fusion du cœur. Les exigences de sûreté ne sont pas au centre des recherches sur l’exploitation de l’énergie nucléaire.

Le Japon hérite de cette technologie et met en place dès les années 1960 le réseau le plus dense du monde de centrales nucléaires, dans le pays pourtant le plus exposé aux séismes. Ignorance ou plutôt déni des connaissances toutes fraîches de la tectonique des plaques ? Harry Bernas nous révèle pourtant la découverte d’un poème datant du 9ème siècle évoquant un gigantesque tsunami, dont la théorie sismologique laisse prévoir la reproduction imminente. Mais la collusion entre les technocrates du gouvernement et les industriels de l’énergie est totale : les experts gouvernementaux choisissent d’attendre (« nos centrales nucléaires sont sûres de fond en comble »). L’aveuglement est flagrant, on estime « l’accident impossible » puisque l’installation n’est pas conçue pour y faire face. C’est le hasard, qu’on peut aussi nommer la chance (la direction du vent le jour de l’explosion de la centrale de Fukushima), qui a tout juste permis d’éviter une désastreuse contamination radioactive de la ville de Tokyo et au-delà.

La dernière partie du livre dresse le tableau déprimant d’une science globalement aveuglée car soumise aux impératifs du pouvoir économique. La physique nucléaire, qui croise celle des nanosciences que pratique Harry Bernas, est une science éminemment politique et révélatrice. La promotion mondiale du nucléaire civil, lancée paradoxalement par le Japon victime de la bombe atomique, s’étend au monde entier. L’arsenal de bombes H reste gigantesque chez les grandes puissances, la dangereuse politique de la danse au bord du gouffre se dissimule derrière le concept de dissuasion nucléaire.

Et en six décennies après Hiroshima, Harry Bernas analyse l’évolution des façons d’acquérir le savoir, de conduire les recherches et de les financer. La production pour la « défense » transforme la fonction même de la science qui s’accroche aux technologies dites « duales », valables tant pour le militaire que pour le civil. Presque tous les scientifiques sont poussés à devenir « serviteurs, complices et opérateurs des armes, de la guerre et d’un contrôle social qui échappe de plus en plus à l’État ». Certes les progrès pour la connaissance de l’Univers sont toujours encouragés, mais ils restent à l’arrière-plan. Aujourd’hui « le capitalisme version GAFAM » est surtout un outil pour transformer le monde au profit de quelques uns, et sans sincère logique de lutte contre les bien réelles catastrophes –affaires trop humaines – qui menacent la planète.

Harry Bernas s’interroge pour finir sur sa propre carrière de chercheur, qu’il a menée avec enthousiasme et succès avec ses collègues à Orsay, mais « eyes wide shut ». Si l’image prégnante du rationnel s’efface aujourd’hui, si « préférer ne pas savoir » devient un mode de vie, il importe d’analyser, peut-être avec les anthropologues, d’où naît cette cécité volontaire sans doute influencée par l’affect. Peut-on encore comprendre et éviter la folie ?

Notons que ce livre est écrit d’une plume subtile et riche. L’admirable traduction de Nancy Huston (autrice de l’Arbre de l’oubli) reflète la complicité des deux écrivains, tous deux parfaitement bilingues et partageant la conviction que l’écriture est un hommage à la mémoire.

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